James Ellroy, Le Dahlia Noir : La Fleur de l’Obscur

Quoi de plus intimidant que d’aborder dans une chronique un monstre tel que le Dahlia noir ? Tout a déjà été dit sur ce magistral opus initialement publié en 1987. Néanmoins, on ne peut adopter la posture du silence tant il est déconcertant de constater à quel point, deux décennies plus tard, ce premier volet du « Quatuor de Los Angeles » – également composé du Grand Nulle Part, de L.A. Confidential et de White Jazz – représente assurément une pierre angulaire des lettres américaines. Car Ellroy y a explosé les carcans du polar, de cette paralittérature parfois injustement méconsidérée, pour l’inscrire avec force dans la Littérature. Pour nouer son intrigue, Ellroy s’est basé sur un crime qui a ébranlé les États-Unis : le 15 janvier 1947, la police de Los Angeles découvre dans un terrain vague le corps nu, exsangue, mutilé, éviscéré et sectionné en deux d’une apprentie starlette, Elizabeth Short. Celle-ci est en réalité mieux connue comme le « Dahlia Noir », sobriquet que lui a accolé un reporter en référence à la tendance de la jeune fille à se vêtir intégralement de cette couleur. Cette affaire, qui secoué l’opinion publique par sa sordidité, se télescope tragiquement avec un drame individuel : à seulement dix ans, Ellroy a perdu sa mère, Geneva Hilliker, dans des circonstances semblables, sans que ce meurtre ne soit jamais élucidé. Annales judiciaires et histoire personnelle se confondent dans la course frénétique qu’entame l’auteur pour exorciser un passé intolérable.

 

Ainsi, dans sa postface de février 2006, Ellroy profite de l’occasion de la sortie de l’adaptation de De Palma pour faire « une mise au point essentielle, sans compromis », et définitive. Ici, il se montre sous une lumière crue, à mille lieues des spots glamours dont Betty Short rêvait d’être éclairée… Sans exhibitionnisme ni voyeurisme, il s’exprime en ces pages avec une sincérité désarmante, troublante, émouvante. On y perçoit notamment la douleur d’un homme voué à n’appréhender la figure maternelle que sur le mode de la mort, à travers un prisme de fantasmes déformants et mythifiants. Ellroy réduit ses souvenirs réels à la dimension d’une peau de chagrin et, dans le même mouvement, (se) crée une pure héroïne romanesque. Cette dynamique particulière ira jusqu’à lui inspirer la formule : « Bleichert est moi ». Sous ses allures flaubertiennes, ce raccourci est toutefois à envisager sans second degré dans ce cas précis : « [Bleichert] porte comme un flambeau une blessure et une tendresse qui le consument au plus près, et peu lui importe s’il se brûle. » Ces propos suffisent à résumer l’intensité poignante des personnages qui se calcinent inexorablement dans une longue descente aux Enfers.

 

Le récit s’articule autour de deux flics boxeurs, Lee Blanchard et Bucky Bleichert, respectivement surnommés M. Feu et M. Glace. Au cours d’une rencontre en dix rounds, une profonde amitié se scellera entre ces adversaires de ring, bousculés et malmenés par l’existence, qui deviennent alors coéquipiers au LAPD. Se greffe immédiatement à ce binôme Kay Lake, la compagne de Blanchard : une femme au lourd passif et vibrant de sentiments loyaux, mais partagés, envers les enquêteurs. Très vite, le destin de ces derniers bascule lorsqu’ils se voient confier l’élucidation du « dossier Short ». La fascination que cette beauté quasi maléfique exerce sur eux dépasse les cadres du livre et happe brutalement le lecteur, désormais sans possibilité de retranchement.

 

Infiniment plus qu’une brillante narration aux multiples rebondissements, Le Dahlia noir dresse un portrait désespéré et désespérant de l’Amérique corrompue de l’après-guerre, des bas-fonds putrides de L.A., d’un Hollywood broyant ; d’une humanité ambiguë à la dérive, d’inspecteurs véreux, de businessmen glaireux, de prostituées vérolées, d’éclopés et de pervers à la ramasse, d’êtres en prise à leurs démons intérieurs. Cette faune fait violemment écho à nos pulsions les moins avouables mais les plus compréhensibles qui soient. Si Ellroy type ses protagonistes, il évite toujours avec adresse les écueils habituels de la caricature et leur donne littéralement vie grâce à une finesse, une subtilité et une âme peu communes. L’obsession est la clef de ce roman aspirant, engloutissant et possédant finalement quiconque l’approche d’en dedans ou d’en-dehors. Nous voilà envoûtés par cette obscure fleur gorgée de poison, drainés par une sève morbide, étouffés dans une atmosphère saturée. C’est ça, l’éternelle malédiction du Dahlia Noir…

 

Samia Hammami

 

James Ellroy, Le Dahlia Noir, traduit par François Guérif, éditions Payot & Rivages, collection Rivages/noir, octobre 2006, 505 pages, 9,45 €


À noter également, pour ceux qui désireraient en savoir plus sur l’enquête officielle, ses blocages, ses trucages, ses échecs, l’ouvrage de John Gilmore, On l'appelait le Dalhia Noir. L’auteur affirme mettre, enfin, un nom et un visage sur l'assassin du Dahlia Noir, à qui il donne la parole...

> John Gilmore, On l'appelait le Dalhia Noir, traduit par Emmanuel Dazin, (cahier fermé de photos en fin d’ouvrage), L’Archipel, novembre 2006, 333 pages, 19,95 € 

Aucun commentaire pour ce contenu.