James G. Ballard, Vermilion Sands : sables émouvants

L’appel du désert


Plus de 15 ans que je ne m’étais pas rendu à Vermilion Sands. De cette époque durant laquelle je n’avais rien d’autre à faire que d’engloutir plusieurs livres de science-fiction par jour, je gardais un souvenir diffus, entre une torpeur balnéaire salvatrice et un univers surréaliste grisant et dépaysant. Il me restait quelques noms en mémoire, qu’il me tardait de retrouver : Emerelda, Aurora Day, Red Beach, Stellavista, Lagoon West... Ce lieu est sorti de l’imagination de Jim Ballard dès 1955 : dans un univers très personnel, il cherchait à décrire ce qui allait devenir l’une des grandes tendances de la fin du XXe siècle : les vacances, longs plaisirs de masse pourtant si individualistes. Visionnaire, il avait compris que cette tendance allait devenir un trait caractéristique de la société occidentale de cette seconde moitié de siècle (et après) et avait décidé de le mettre en scène dans ce qui allait devenir un recueil singulier.

« Vermilion Sands, cette bizarre station touristique ancrée dans les sables, avec sa léthargie, sa lassitude balnéaire et ses perspectives changeantes. »

Ballard, un écrivain encore méconnu

Selon ses centres d’intérêts, et sans nécessairement le savoir, on fréquente plus ou moins l’univers de Ballard ; les fans de cinéma le connaissent pour deux adaptations de ses œuvres : « Empire du soleil » tout d’abord, mis en scène par Steven Spielberg, raconte l’enfance de Ballard en Chine dans les années 30 au moment du conflit sino-japonais, interprété par un jeune Christian Bale, pas encore Batman, mais déjà plein de talent ; « Crash » ensuite, réalisé par David Cronenberg, une histoire de sexe et de violence tirée du roman éponyme qui fit autant scandale à sa sortie que le film des années plus tard (qui remporta par ailleurs le prix spécial du jury au festival de Cannes en 1996). Il y en ensuite les fans de science-fiction, pour lesquels Ballard représente, au côté de Michael Moorcock, Christopher Priest, Brian Aldiss, John Brunner et quelques autres, l’un des principaux tenants de ce qui sera appelé la New Wave, regroupés au sein du magazine New Worlds ; cette nouvelle vague d’auteurs qui, au tournant des années 60 allait révolutionner le monde de la science-fiction, et dont l’influence, à terme, est aujourd’hui sans doute encore plus forte que ne l’aura été celle de sa cousine cinématographique. Enfin, les amateurs de littérature reconnaissent aussi le talent de  Ballard, le plaçant souvent dans la lignée de Graham Greene.

Me concernant, Ballard représente à la fois le styliste reconnu de tous et aussi un artiste sensible, capable de peindre des univers entiers, qu’ils soient post-apocalyptiques (on pense au Monde englouti, au Vent de nulle part et à Sécheresse), ou d’explorer certains aspects de la violence de la psyché humaine (citons Crash ! L’île de béton ou encore I.G.H.). Mais au-delà de ces aspects, James Ballard aura fait partie, bien malgré lui, de ces auteurs qui m’auront ouvert au surréalisme. Il considérait Vermilion Sands comme « la banlieue exotique de [s]on esprit ». En créant cette station balnéaire ensablée, de laquelle toute eau s’est retirée il y a bien longtemps, avant l’Intercalaire, qui demeure dans une langueur sans fin, il a mis à jour une terre de rêves que l’on visite comme si le temps s’était arrêté, comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche « pause » du lecteur vidéo.

« En observant l'étrange châtelaine de Lagoon West, je remarquais qu'elle était tombée dans une profonde rêverie, les yeux fixés sur Nolan, oubliant les gens qui l'entouraient. Caravelles sans voiles, des souvenirs traversaient les déserts ténébreux de ses yeux consumés. »

Si loin, si proche…

A Vermilion Sands, on trouve des raies des sables, qui volent au-dessus du désert dans une lumière éthérée ; des statues chantent, des maisons sont sensibles à l’humeur de leurs habitants, des plantes versent dans l’art lyrique, on navigue en voilier sur les dunes... L’art lui-même semble en vacances, tout comme les artistes, dédouanés de toute responsabilité créative (à part peut-être les intrépides sculpteurs de nuages...) quand ce sont des machines qui écrivent leurs poèmes, ou que les toiles, une fois qu’on les a placées devant leur modèle ou le paysage souhaité et qu’on leur a fourni les pigments choisis, se mettent à peindre, seules. Vermilion Sands, ce sont les vacances de Ballard. Un recueil séminal, puisque son premier texte jamais publié en est extrait, et orientera de manière définitive (à quelques incartades près) l’auteur vers la science-fiction. Il y retournera fréquemment de 1955 à 1970, nous livrant au total les dix textes qui forment ce recueil si particulier.

Après avoir édité un roman, un essai et les trois tomes de l’intégrale des nouvelles de Ballard, les éditions Tristram nous offre, dans la collection « Souple », une nouvelle édition (on saluera la qualité des traductions) établie et augmentée par Bernard Sigaud d’une nouvelle et de trois préfaces inédites qui, quatre ans après la mort de l’auteur, le remet sur le devant de la scène littéraire. Ballard a créé un univers sensible et poétique. Je me plais à imaginer qu’il n’est pas vraiment mort, qu’il a juste pris une retraite méritée là-bas. En refermant ce livre, dévoré dans la soirée, une image persistante a pris corps dans mon esprit, celle d’un Ballard assis à la terrasse d’un bar de Vermilion Sands, la bande sonore du Café del Mar en toile de fond, entrecoupée de pièces de Webern ou Beethoven, en train de jouer aux cartes avec Dalí, Magritte et Breton, à siroter un cocktail rafraîchissant et à deviser de l’art, de la folie et des femmes, surtout des femmes, au cœur de ces récits comme de l’œuvre de ces artistes. Santé, messieurs !


Glen Carrig

James G. Ballard, Vermilion Sands, 288 pages, traduit l’anglais (GB) par Paul Alpérine, Laure Casseau, Alain Dorémieux, Alain le Bussy, Robert Louit, Lionel Massun, Arlette Rosenblum, Bernard Sigaud et Frank Straschitz, éditions Tristram, collection « Souple », janvier 2013, 8,95€
Aucun commentaire pour ce contenu.