Jean-Christian Petitfils. Extrait de Le Frémissement de la grâce, Le Roman du Grand Meaulnes


EXTRAIT >


Londres 1905

Par deux fois les sirènes emplissent l'air de leurs sons plaintifs et déchirants. C'est le départ ! Crachées des deux hautes cheminées blanche et noire, des volutes de fumées peinent à s'échapper, puis s'étoffent avant de rejoindre l'encre du ciel. Des lumières blafardes éclairent le pont, où des boys à la manœuvre courent en hurlant des ordres inintelligibles. Tirant et déroulant les cordages goudronnés, ils larguent les amarres. Dans le ronflement sourd des hélices, le steamer de la London, Brighton and South Coast Railway s'éloigne lentement du quai.

En cette soirée du dimanche 2 juillet 1905, son année de khâgne terminée au lycée Lakanal de Sceaux, Henri Fournier part pour Londres afin de perfectionner son anglais. Il a dix-huit ans. Par Léon Bernard, représentant de commerce de diverses maisons anglaises en France et frère aîné de Jean, son ami et ancien camarade de sixième au lycée Voltaire à Paris, il a obtenu un stage de traducteur jusqu'à la mi-septembre dans une manufacture de papiers peints réputée, celle de Arthur Sanderson and Sons, à Chiswick, Turnham Green, dans l'ouest de Londres.

Sa sensibilité, son âme de poète sont en émoi, irriguées par sa vive imagination. L'Angleterre qu'il se façonne est baignée de réminiscences littéraires, et il ne peut se représenter les Anglais autrement que comme de grands hommes flegmatiques, avec favoris et costume à carreaux ! C'est ainsi qu'il les a croqués avant son départ sur un bout de papier.

Déjà, dans le train de Dieppe, parti de la gare Saint-Lazare, un fermier, sa femme et une little darling, installés en face de lui, l'ont projeté dans l'atmosphère de David Copperfield, ce merveilleux livre à couverture noire, découvert tout jeune dans la haute vitrine de l'école-mairie occupée par ses parents à Epineuil-le-Fleuriel. À ces voyageurs inconnus, il prêtait des aventures romanesques, dont il n'était pas dupe, bien sûr, mais que complétaient, pour la couleur locale, les rudes exclamations de deux ouvriers misérablement vêtus au fond du wagon. Il y croyait presque ! Instant bizarre et doux, comme il l'écrira dans la relation épistolaire de son voyage. Le rêve et la réalité se mêlaient. Il se voyait en school-boy de quelque ville de province allant passer ses vacances à la campagne. À minuit et demi, le train a traversé Dieppe et ses places désertes jusqu'au quai Henri-IV et à l'embarcadère de la gare maritime, un triste et long bâtiment en brique. Des grues jetaient leurs ossatures métalliques dans le ciel obscur, tandis que des wagons de marchandises attendaient sur leurs rails. Puis a commencé le transbordement.

 

On quitte le port. Voici la mer enfin, noire avec des vagues plus claires. D'un pas hésitant, frissonnant sous son manteau dont il a rabattu le col, Henri se promène au milieu des groupes entassés. Sur le deuxième pont des émigrants, une misère triste et pittoresque attire son regard: des faces barbouillées et mal rasées, des Italiennes et des Chinoises, tassées sur leur sac ficelé, des amoureux qui s'endorment enlacés. Une jeune fille a le mal de mer. Elle arpente le pont, tête basse, au côté d'un jeune homme inquiet, un fiancé peut-être, qui lui demande toutes les trois minutes : « Comment te sens- tu ? »

Ses impressions se précisent et s'élargissent pendant que son regard scrute l'horizon et que, tendu vers l'inconnu, il éprouve la sensation de l'infini. Au loin, un bateau piqueté de lumières disparaît sous le ciel brumeux à peine étoilé. Fascinant scintillement qui lui fait songer aux discrètes et subtiles marines de James Whistler, à ses harmonies de couleurs assoupies, à ses crépuscules et ses gris de nuit. Son imagination vagabonde, à l'habitude, dans d'invisibles paysages. Avec les lueurs opalines de l'aube, la mer blanchit peu à peu. La masse sombre d'un contre-torpilleur de la Home Fleet crachant à vive allure de gros panaches de fumée passe à l'horizon.

À quinze ans, à la surprise de ses parents, il avait voulu être marin pour faire de longs voyages, comme son onde et parrain Lucien dit Lucien l'Africain, « marsouin» de la Coloniale, dont on conservait précieusement les poignards ciselés et les outres soudanaises. Son rêve, hélas, s'était brisé sur la tristesse et la désolation des murs gris du lycée naval de Brest, le collège de Joinville, où il était resté interne une quinzaine de mois.

C'est dans cette grande ville rude et pluvieuse qu'il avait vu pour la première fois la mer, dans sa rade fameuse qu'il avait admiré rentrée du premier transatlantique géant, tout hérissé de mâts et de cheminées, et assisté en octobre 1901 au lancement de la coque du croiseur-cuirassé Léon Gambetta. Il avait rêvé d'intégrer le Borda, le puissant trois-mâts faisant office de navire-école. Dans ce dessein, il avait travaillé d'arrache-pied, remporté le prix d'excellence, tous les premiers prix, en tout douze nominations, passé avec succès la première partie du baccalauréat à la fin de sa seconde. Fièrement, il avait arboré le costume bleu marine brodé d'ancres d'or... Jamais, hélas, il ne serait sanglé dans l'uniforme noir des officiers. Il avait trop souffert de l'insomnie et des nuits froides des dortoirs, de la rigueur toute monacale de cette caserne au mobilier vétuste et sale, où le réveil à cinq heures et demie se faisait au premier roulement de tambour et le coucher au sifflet à vingt heures impérativement. Un enfer! Quand il n'y avait pas de promenade le jeudi après-midi, ses camarades, comme des enfants tristes, se disputaient l'Almanach Vermot, pendant que lui, dédaignant ces plaisirs vulgaires, seul, les mains dans les poches, arpentait le pavé de la cour en rêvant de liberté. Aux vacances de Noël de 1902, il avait obtenu de ses parents la fin de sa prison volontaire. Un autre internat avait suivi, à peine plus réjouissant, au lycée de la rue Paradis à Bourges. Il s'y était montré moins brillant élève et avait obtenu de justesse son baccalauréat de philosophie en juillet 1903. Il conservait de fades souvenirs de dortoirs, où la trivialité de ses camarades l'avait heurté.

 

Après cinq heures de traversée, accueilli par le cri des mouettes, le bateau à coque noire et rangée de cabines blanches, flammes bariolées claquant au vent, longe les falaises crayeuses d'Albion, puis les grosses poutres noircies de la jetée du port de Newhaven. Il est six heures du matin. Engourdis et fatigués, les passagers descendent la coupée. Les formalités de la douane et du bureau de change achevées, Henri a le temps de s'assoupir une heure dans le hall de la gare maritime, assis, tête baissée, enveloppé dans son manteau, sa lourde valise à côté de lui.

Dans le train au souffle court qui halète vaillamment vers Londres, baigné des lumières naissantes de l'été, il est saisi par l'impression de fraîcheur de la campagne anglaise: des prairies à n'en plus finir, au vert clair inoubliable. Le convoi passe sur une hauteur au-dessus de l'océan des toits, dominant des maisons toutes propres, claires, bien alignées, et leurs bouts de jardins feuillus à l'arrière. Voici l'immense cité - que Paris lui paraît étriqué en comparaison! -, son port et ses vastes ponts jetés par bonds sur la Tamise, qui lui rappellent les farouches descriptions d'Émile Verhaeren, un symboliste romantique, comme il aime à le juger.


© Fayard

© Photo : Hermance Triay/Opale/Fayard

 

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

Ils ont passé moins d’une heure ensemble sur les bords de la Seine, dans l’éblouissement d’un dimanche de Pentecôte ensoleillé. Elle lui a promis de l’attendre, car il n’a que dix-huit ans.

Des années durant, il espère la revoir. Plus qu’un rêve de bonheur, plus qu’un idéal féminin, elle continue d’incarner à ses yeux ce sentiment presque mystique qu’on appelle la grâce, sur lequel le temps semble sans prise.

Lorsque le hasard les réunit à nouveau brièvement, elle est mariée et mère de deux enfants. Ces heures passées à l’adorer malgré l’absence doivent-elles être rangées parmi les illusions éthérées, les folies romantiques ? Non. Il y a plusieurs façons de vivre l’absolu d’un immense amour. Lui en fera un roman au lyrisme subtil et mystérieux, à la recherche des étranges paradis perdus. Ainsi naîtra Le Grand Meaulnes.

S’il retrace la vie d’Alain-Fournier jusqu’à sa mort au champ d’honneur en 1914, ce récit est moins une biographie que l’exploration d’un « paysage amoureux » unique, qu’une rencontre fugace a illuminé pour toujours. Exploration littéraire aussi, qui remonte aux sources d’inspiration d’une des œuvres les plus célèbres de la littérature française.

 

Historien et écrivain réputé, Jean-Christian Petitfils est l’auteur d’une trentaine de livres, dont Jésus (Fayard, 2011), salué par la critique et qui a rencontré un très large succès.

 

Sélection d’Annick Geille

 

Jean-Christian Petitfils, Le Frémissement de la grâce, Le Roman du Grand Meaulnes, Fayard, septembre 2012, 230 pages, 19 €


> Lire la biographie d'Alain-Fournier.

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