"Je" est (presque) tous les autres

On ne parle jamais aussi bien des autres qu'en parlant de soi. Jean Clair est devenu étranger à lui-même, enfin libéré des contingences matérielles et physiques d’une pesanteur qui l’étouffait, tant spirituelle que terrestre ; le voici habité d’une telle lucidité qu’il parvient – enfin – à s’extraire de la gangue d’ici pour s’en aller, en pensée et souvenirs, dans l’ailleurs d’un autre bloc calme et vertueux qui se superpose à l’édifice bâti durant toute une vie… Lui, l’enfant pauvre devenu académicien, incarnation de la méritocratie républicaine qui n’est plus – les derniers scandales liés aux résultats du bac 2019 sont criants de vérité ! – regarde d’un œil désolé le désastre de l’Éducation nationale qui s’est amorcé lorsque la cérémonie des distributions solennelles de prix (quelques gros livres aux coins de cuir) fut abandonnée, au nom de ce mépris qu’on commençait d’avoir pour les livres et la littérature. Laquelle fut suivie par les élans de simplification de l’orthographe menée par le premier gouvernement socialiste du président Mitterrand ; et si le f ne remplaça point le ph, on subit néanmoins les suppressions des accents circonflexes et autres traits d’union.
Or, ces marques ne sont en rien des fantaisies comme le martèlent les fanatiques de l’écriture inclusive – autre imbécilité de haute vol ! – mais bien des traces discrètes, des signes diacritiques laissés dans la langue par son histoire […] des reliquats précieux qui nous renseignent sur la façon dont elle a évolué, et de ce qui fait son unité, son identité, son originalité et sa cohérence.

Nostalgique d’une autre idée d’être, Jean Clair souligne par de courtes incises réunies en plusieurs longs chapitres, la folie qui s’est emparée du monde vers la fin du siècle dernier où la contraction du temps s’empara des esprits et, sous couvert de progrès, l’ère du numérique imposa l’immédiateté. Mais il n’y a aucun temps perdu – ou à perdre –, plutôt une infinie de temps et de variétés que l'on ne dénombrait pas. Folie que cette idée contemporaine d’assimiler le temps à un profit matériel, une source d’excédents, un compte-épargne temps (sic)…
De quelle idée de progrès parlons-nous ? Pour Jean Clair, si cela signifie se plier au diktat normatif, casser avec ce qui était intime, abandonner mille façons qui vous étaient chères, alors le progrès ressemble à la mort.
Hérésie d’appréciation face à cette vie si fragile qu’il convient, justement, de ralentir pour nous donner le loisir de regarder, de sentir, de passer, traverser ces strates parcoures depuis l’enfance sans bien savoir de quoi il en retourne exactement. La vie serait-elle la déperdition lente de cette confiance de l’enfant qui ouvre à peine les yeux, et qui lui fait téter son pouce […] confiance perdue à peine atteinte, jusqu’à ce moment où, disparue la foi qu’on avait trouvée en soi à sa naissance, se disperse à jamais le capital infini que l’on croyait avoir ?

Il y aura la peur à vaincre, la solitude à accepter, l’horizon à guetter, et quoi de mieux que l’art, la peinture notamment, pour se donner le temps de recouvrer ses marques, de comprendre l’univers, le monde, la société, ces mouvements gigantesques en déplacements improbables qui vous entraînent dans une spirale étouffante… Faut-il encore s’entendre sur la signification de la culture, car depuis que le marché de l’art s’est emballé, que la lessiveuse tourne à fond, depuis que la culture s’est détachée du culte pour se faire culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet. Oui, quelle spiritualité trouver chez Koons ou Hirst ?

Je rejoins Jean Clair dans ce constat, trouvant comme lui nature à émerveillement dans les rêves – comme l’ami Baltazar, d’ailleurs, qui n’aime tant que rêver éveillé des après-midi dans son atelier, la plume à la main, l’encre à portée de regard – flottant entre deux somnolences, recherchant des échantillons de réminiscences colorées, d’odeurs sucrées, d’impulsions frénétiques pour basculer dans des fragments de joie à recomposer dans l’éther calme d’un ailleurs. Le rêve est revenance et révélation. Il évite la rencontre inopportune de nos contemporains hypnotisés sur leur téléphone et ouvre aux figures avenantes et douces : ce dont le quotidien nous prive, le rêve nous le redonne…

Convaincu que l’écriture est un filet de mots pour attraper les papillons de l’âme, Jean Clair inventorie la cache secrète de ses vies passées dans d’autres langues, sous d’autres peaux, avec d’autres images aussi, des salles silencieuses des musées aux amphithéâtres bruyants. Un parcours de vie détonant qui se déploie dans une langue légère mais précise, à la musique envoûtante qui déplie des trésors de vocabulaire pour peindre avec les mots tout ce que ses yeux et son esprit vécurent au fil des années. Un rare moment de plénitude.

François Xavier

Jean Clair, Terre natale – Exercices de piété, Gallimard, juin 2019, 410 p. – 22 €
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