Jean Cocteau, les mots enchanteurs

Dessiné par Cocteau, le plan du bateau est déjà une invitation à embarquer. Il y a le salon, le carré, les cabines avec les lits, le gouvernail, l’hélice qui tourne juste au-dessous du niveau de l’eau, les voiles et le mat, même le you-you, mot si évocateur d’ailleurs maritimes.
Baptisé au champagne comme les grands liners transatlantiques, ce voilier s’appelle bien sûr L’Orphée II, rappel du titre du film que Cocteau réalisa en 1950, une aventure terrible et drôle, une aventure où les hommes traversent les miroirs comme de l’eau et circulent dans un autre monde  ainsi qu’il le dira.

L’ancre est levée. Cap pendant une cinquantaine de pages sur un autre univers. Certes nous voguons sur l’eau bleue et salée de la Méditerranée, mais avec Jean Cocteau pour capitaine, il faut s’attendre à ce que la navigation dérive plutôt vers l’inattendu et l’incroyable. Autour d’un chapelet qui égrène des îles belles comme des madones, Port-Cros, Porquerolles, Baléares et Sanguinaires, si la croisière s’amuse, elle ne manque pas d’expérimenter autant de frayeurs que de surprises.
Croiser des sous-marins de poche, frôler des requins, rencontrer une épave de brick-goélette sur laquelle mourut voici très longtemps un révérend père anglais, se trouver nez à nez avec des pirates tout nus, foulard rouge sur la tête et couteau à la ceinture, visiter les ruines de Palmyre dans un prodigieux coucher de soleil orange et vert pâle, mouiller dans une crique où abondent les récifs de Corot sont, réunis ainsi, des événements rares lors d’une traversée entre amis! Aux lieux improbables se mêlent des personnages imprévus, des agents de la Gestapo, des joueurs de sérénade corses, Picasso, des douaniers anglais, un Russe blanc qui vit à Calvi. L’équipage fomente des complots au ras des flots.
Au cœur de ce ballet où virevoltent les marins et s’entrechoque la vaisselle, règne la marquise, folle et attachante créature qui calme les tempêtes en chantant Domino, une chanson ensoleillée de 1950.

Les vrais maîtres à bord de L’Orphée II, animés avec malice par les ficelles de Cocteau, sont en réalité l’humour, la fantaisie, les rebondissements à répétition, une imagination pétillante qui sans perdre le fil d’une histoire rocambolesque, parvient à entraîner le lecteur transformé en passager presque clandestin, mieux en un Jason moderne ayant accepté de monter à bord de cette nouvelle neffe Argo et de partir à la poursuite de bijoux convoités en se laissant bercer par les coups de roulis.

Aucune phrase n’annonce vraiment la suivante, toutes ricochent entre elles, des mots enchanteurs surviennent provoquant l’étonnement et surtout le rire. J’ai, messieurs, grande crainte des personnes qui ne savent pas rire. J’ai toujours aimé ces fous rires qui montrent l’âme grande ouverte avait dit Cocteau lors de son discours de réception à l’Académie française, le 20 octobre 1955.
Dans sa réponse, André Maurois notait que comme Vermeer, Cocteau a passé sa vie à polir un petit pan de mur jaune, un style, des sentiments. Cocteau a l’art de divertir en cachant derrière l’extravagance un long labeur. Croire en effet qu’il écrivait vite et facilement serait une méprise. Cette ivresse de la parole laisse entendre que je possède une facilité que je n’ai pas… Le papier blanc, l’encre, la plume m’effraient… Si j’arrive à les vaincre, alors la machine s’échauffe, le travail me travaille et l’esprit va.
Ces pages ne sont pas que de l’écume de mer, elles se gonflent sous la brise, s’envolent au vent du large en laissant un sillage d’odyssée.

Les lettres qui suivent ce périple homérique ont une identique liberté de ton. Datées de 1952 à 1963, 31 d’entre elles sont rassemblées ici. Elles sont destinées à une petite fille appelée Carole qui rencontra Cocteau à l’âge de 8 ans. Certaines ont été écrites à Santo Sospir, la villa située à Saint-Jean Cap Ferrat que Cocteau décora de fresques, mais aussi à Milly ou à Passy. D’autres sont postées de Marbella ou d’un avion d’Air France.
Cocteau, ayant eu une enfance heureuse accompagnée ainsi qu’il le dira par les contes de fée, les romans de Jules Verne et les albums d’images, ne pouvait que rédiger de délicieuses missives dans lesquelles apparaissent de gentils hiboux et des rats affairés, les nouilles décorent les chapeaux du dimanche, des immeubles en cellophane permettent de voir tout ce qui se passe à l’intérieur et Princesse dévore la moitié de la maison. Toutes ces lettres sont trempées dans l’encre d’une élégance légère et romantique. La plume ne signe pas une ligne qui ne soit sans charme ni tendresse.

Heureuse décision de l’éditeur : avoir gardé le format initial de l’ouvrage, repris la couleur du papier et mis en parallèle le manuscrit original et sa transcription dans un fac-simile parfait. À gauche le texte bien imprimé, parfaitement lisible. À droite, les ratures, ajouts, biffures, reprises, corrections de Cocteau, preuve d’un feu d’artifices permanent d’idées et d’une volonté de faire briller chaque mot comme les émeraudes d’un collier mystérieux.

Dominique Vergnon

Jean Cocteau, La croisière aux émeraudes suivi de Lettres drôles à Carole Weisweiller, 9 dessins de l’auteur, éditions Michel de Maule, janvier 2022, 71 p.-, 20 €

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