Le divan de Staline de Jean-Daniel Baltassat ou la nostalgie soviétique

À l’entrée de l’hiver 1950, le dictateur soviétique s’offre quelques jours de repos à Borjomi, non pour aller aux thermes mais bien s’isoler dans l’ancien palais du grand-duc Mikhaïlovitch avec la belle Vodieva, sa dernière maîtresse qu’il aurait arracher au plus grand des pères menteurs : Lénine.

 

Par coquetterie, jeu pervers ou réel besoin, Staline a fait installer dans son bureau un divan à l’identique de celui de Freud, à Londres. Une manière de justifier son incapacité à dormir dans un lit ou son soudain besoin viscéral de s’épancher ? Staline humain, après tout ?

 

La mélancolie s’exprime par une couleur : le jaune ; cela tombe bien, c’est aussi jaunes que sont les coussins du fameux canapé du charlatan viennois, ou l’ambre de l’iris de Staline, voire le soufre de l’eau de la piscine et des salles de bain. Car c’est bien de regrets inavoués, de bilan à peine voilé dont il s’agit ici ; tout homme se retrouve, un jour l’autre, à regarder dans le rétroviseur et à ranger dans des colonnes certains faits marquants de sa vie, qu’ils soient intimes ou professionnels. Et le Petit Père des Peuples a plus d’un secret dans son crâne d’insomniaque à s’avouer. Son parcours politique, sa lutte pour survivre en Sibérie quand il fut exilé, sa reconquête du pouvoir mais aussi, surtout, finalement, ses amours, ces rares femmes qui lui furent fidèles, sans doute plus par peur que par amour, même si le doute persiste car Iossif Vissarionovitch Staline est un drôle de romantique qui s’ignore…

 

Porté par une langue riche, précise et voluptueuse, enluminé par un rythme lancinant qui n’est pas sans rappeler la ritournelle de Maurice Ravel qui débute dans le chuchotement de l’évocation pour aboutir à un final tonitruant, ce roman étrange et étonnant se signale en cette rentrée passablement consensuelle… Au-delà de l’anecdote historique, c’est bien tout un univers qui est dépeint sous nos yeux ravis de tant de sollicitude. Astucieusement construite autour du plaisir du lecteur, la trame distille un léger suspens et l’addiction s’impose : on lit d’une traite !

 

"[…] que le camarade Staline soit là, en chair et en os à cinq ou six pas de vous – puis trois, puis deux, puis si près que l’on respire son parfum de tabac, de léger renfermé, d’acidité quelquefois teintée d’eau de Cologne de Crimée ou de savon de rasage – c’est bien autre chose qui s’offre aux regards : un corps malingre aux épaules étroites, aux flancs flottants dans l’ampleur du manteau, les doigts, fins et encore jolis, apparaissant à l’extrémité des manches comme de menus animaux engourdis, les joues retirées derrière la barrière grise de la moustache, […]"

 

L’appareil politique a ses raisons que la raison ne connaît pas, et Staline demeure prisonnier de son personnage, il ne s’appartient plus, il est le Guide que tant de millions de sujets vénèrent. Alors les interrogatoires se poursuivent, même en villégiature, et le jeune peintre qui fut mandé pour présenter son projet d’œuvre d’art monumentale à la gloire du dictateur va apprendre à ses dépends que la vérité n’est pas bonne conseillère. Robespierre n’a-t-il pas dit, lors de la Révolution française, que la bonté est "la furieuse tentation d’être bon dans un monde et des circonstances qui [la] rendent impossible" ? Staline n’épargnera ni sa maîtresse, ni ses aides-de-camp, ni le jeune peintre.

 

Preuve irréfutable que le pouvoir transcende les âmes au-delà du bien et du mal, vers une folie métaphysique que plus rien ne peut arrêter, sauf la mort…


François Xavier

 

Jean-Daniel Baltassat, Le Divan de Staline, Seuil, août 2013, 308 pages, 20,00 €

1 commentaire

K-mille

Ce n'est pas vraiment un commentaire, mais plutôt une question...On parle de romancier, de roman: Staline, c'est du vrai, l'ambiance de l'époque, la terreur, le régime, etc...C'est du vrai.   Mais, pour le reste, tout le reste, est-ce inventé, imaginé (roman) ou utilisation d'une séquence réelle, prouvée? Comment, d'ailleurs prouverait-on les entretiens à deux seuls, entre Staline et sa maîtresse sans que les enregistrements  - éventuels - en aient été retrouvés?  Bref, je souhaite savoir quelle est la part de la vérité historique et de ce qui ne l'est pas mais prêterait donc au tyran des pensées et une attitude peut-être justes, peut-être entièrement faux.
Merci    Louis Guillot