Eugène Martel sur le départ

Sans bien sûr ne pouvoir, en aucune façon, en connaître véritablement ni la densité ni l'ampleur, l'on peut cependant assez supposer/soupeser combien pathétique et intimement douloureux a dû être, en 44, le déracinement d’Eugène Martel au crépuscule de sa vie passée au Revest parmi les siens : maintenant l'y voilà donc, pour quelques jours​ encore ​seulement, en sa modeste maison-atelier au centre du village, pinceaux encore une fois en main, mais la dernière et le sachant très bien ; se récapitulant, cette fois-ci, au bout du chemin en un magistral autoportrait-métamorphose – plus que le proche cousin, l’ultime Amandier en fleur peint deux trois ans plus tard par Bonnard peu avant de mourir en est le frère jumeau analogique et spirituel – qu’il va bientôt offrir de grand cœur à son voisin et ami très cher l’aubergiste Bonniol, celui-là même qui a tant pris soin de lui et si souvent œuvré à lui faciliter l'existence tout au long de tant d’années de fréquentation depuis son retour au pays natal, en 1898. Cela, après six années passées à Paris – et huit mois, tout d'abord, auprès de Pierre Grivolas en Avignon – chez Gustave Moreau au sortir de l'atelier duquel il n'a alors encore pas plus que... 29 ans !

Non simple cadeau d’adieu amical ou portrait-souvenir que cette œuvre, mais bien plutôt véritable ex-voto de profond remerciement et de fidèle reconnaissance au moment crucial où, contraint et forcé à déménager à cause d'une santé de plus en plus défaillante, Martel amorce un compte à rebours, s’apprêtant à descendre finir ses jours en sécurité et en famille chez son neveu de Bollène, en Vaucluse.

Mais, oui, à bien y regarder, même plus que cela encore que cette pièce décidément unique à plusieurs titres et à plusieurs niveaux : opportunité pour lui de faire in extremis définitivement le point sur son, jusqu'ici, pénible et fuligineux parcours psychologique. Ce dernier débouchant là, tout à coup et contre toute attente, en présence d'une pure lumière autant enveloppante qu'assez extraordinaire, le révélant corps et âme comme jamais : Tel qu'en lui-même, déjà, l'éternité le change, selon le vers de Mallarmé... En Mémoire éternelle ! comme chantent aussi bien les orthodoxes.

Chef-d’œuvre peint – en trois heures dit-on : un record absolu pour celui qui, en perpétuel perfectionniste hors norme, mettait la plupart du temps plusieurs années avant de consentir à poser la touche finale ! – en forme de testament spirituel et de signature de l'œuvre tout entier en somme, les deux en un, à la fois ; œuvre réalisée avec des pinceaux neufs, flambants neufs, ayant brisé tous les autres, familiers, cinq ans plus tôt, se punissant ainsi lui-même pour deux, par dépit, à cause d’une parole cynique de Giono auprès duquel il était dare-dare descendu à Manosque pour lui demander aide et assistance en faveur de quelques jeunes individus du plateau d'Albion se trouvant en danger de mort au motif d'insoumission à l'ordre de mobilisation générale : Comment vous, Martel, un artiste, mélangez-vous l'art et la littérature avec les problèmes de la vie quotidienne ?
 

Dans les pages de ses carnets de souvenirs, Marthe Savon-Peiron parle de son ami Eugène comme étant un très grand portraitiste dans la lignée d’Holbein, puis évoquant son premier autoportrait : Martel devait souffrir de ce mal induré de la conscience qui lui a fait peindre son premier autoportrait. Peinture nocturne, désolée, d’une tristesse à peine soutenable, qui tient de la radiographie et de la confession.
Quant à celui, final, peint pour Bonniol au dernier moment, à l’heure fatidique de quitter le Revest pour seulement revenir s’y faire inhumer trois ans plus tard à peine, elle s'en réjouit, tout au contraire : De cet ultime autoportrait d’un très vieil homme, je garde une impression de jeunesse. De petite dimension, il est sans mesure de par sa libre perfection dans le métier, une beauté expressive et une luminosité qui laisse sans voix, heureux d’un étrange bonheur, léger, hors du temps.

Auréolé, nimbé, comment faut-il le décrire ? Disons-le éclairé, plutôt, par une chaleureuse lumière d'Au-delà, ambiante, l'épousant déjà en partie, douce et, à cette heure – quelle heure ! – pacifiante à souhait.
Ayant passé une minimaliste chemise de flanelle blanche, impeccable, intuitivement choisie, en peintre, en fonction de son état intérieur et en regard de la situation, Martel-le-complexe se représente simplifié en quelque sorte, en buste seulement, et sans aucun décorum, mais serein enfin, à tel point : certes, encore à l’interface entre deux mondes, cependant visiblement tout à fait apte et prêt à tout quitter du nôtre sur-le-champ en un clin d'œil, à la seconde, sans plus aucun remord de conscience ou autres alors inutiles vieilles casseroles : mission accomplie ici-bas.

PS : rien que de l'avoir brièvement évoqué, j'en frissonne encore tout entier et tout autant qu'au moment où – il doit y avoir maintenant de cela pas loin de cinquante ans – j'ai pu tenir ce bouleversant chef-d'œuvre quelques instants en mes mains, un beau jour au Revest-du-Bion, chez la fille, ou la petite fille, de Bonniol.

André Lombard

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