Sur un autoportrait de Serge Fiorio

Il me plairait assez aujourd’hui de parvenir à imprégner autant que possible chacun de mes mots, chacune de mes lignes et chacun de mes paragraphes, ma page toute entière, je l’espère, des subtiles sensations, impressions, et solides qualités d'être, des évanescences aussi, si je puis écrire, émanant d’un portrait au lavis de couleurs, intense et bien venu ; d’un autoportrait à vrai dire, qui, à mon sens, est tout à fait réussi : le tout premier réalisé par Serge Fiorio à Taninges, en Haute-Savoie où, pendant plus de dix années à la file, ouvrier parmi les ouvriers comme le fut un temps un certain Vincent, mineur dans les corons, et partageant tout comme lui très volontairement leur vie communautaire, il fait partir des coups de mine en équipe, casse, réduit et moud en gravier du caillou à la carrière à ciel-ouvert de l’entreprise paternelle tout en dessinant et peignant aussi souvent qu’il le peut sur le peu de temps libre qu'il lui reste ; le fruste baraquement de chantier faisant alors bien souvent office d’atelier, il va sans dire on ne peut plus rudimentaire.
Mais je ne vais pas entrer ici plus avant dans sa riche, dense et tout autant foisonnante épopée biographique que seul un cinéaste averti serait à même de nous restituer au mieux et au plus près ; maintenant l’autoportrait poireaute depuis assez longtemps déjà, bien visible et présent, sur mon petit écran à moi tandis que mon envie d'écrire et de décrire trépigne, elle, d'impatience en chacun de mes dix doigts !

Daté et signé Serge 18.4.33, cela porte à croire, d’une part, que notre artiste de vingt-deux ans, en ne faisant pas suivre, contrairement à son habitude, son prénom de son nom dans la signature de ce portrait, en fait décidément une œuvre tout à fait en marge, à part, intime complètement. Jamais offerte, jamais vendue, en effet.
D’autre part, cette indication du jour où il a été terminé fait plutôt pencher pour une exécution rapide, très spontanée même, au vu de sa facture – peut-être bien en une paire d'heures à peine ou bien, à tout casser, tout juste seulement le temps d'une toute petite journée – ; mettant en forme et en valeur les fruits d’une introspection sans aucun doute de bien plus longue haleine.
En tout cas, l’observation patiente et sûre de lui-même lui fournit, du coup, les éléments justes et les moyens exacts d’une expression, directe dans son exécution, que son âme d’artiste ne pouvant plus, tel jour, contenir, se doit de mettre en œuvre.
Voilà un jeune homme qui, par l’autoportrait, prend sûrement conscience de sa valeur et des lignes majeures de son destin, accouchant ainsi de lui-même.
Ce pourrait être là le portrait d’un navigateur, d’un bandit ou d’un saint, d’un homme de grand air, quoi ! Bref, celui d’une forte tête, celle, pourquoi pas, d’un Robinson à l'abord, il est vrai, quelque peu plus farouche qu'amène.
1933, c’est l’année où Giono, cousin de son père, le surnomme Dionysos, le décrivant par ailleurs, témoignage parlant : Nu et cru, sans grappillage de droite et de gauche dans les vignes du voisin, conformément à ce qui est donc déjà, en fait, son propre credo d’artiste autodidacte ; confirmant lui-même, bien plus tard, cette juste remarque de haute époque par une déclaration aujourd'hui encore et toujours aussi étonnante pour moi qu'au moment, croyez-moi, où je l'ai entendue : Les premiers vrais tableaux que je vis, ce furent les miens !
Il faut se connaître, bien se connaître sous toutes les coutures, pour s’imposer ainsi sans erreur et sans maladresse dans un tout premier autoportrait, de plus si fidèlement figuratif.
Il y fait une halte que l’on devine nécessaire, posté et représenté en buste devant une fenêtre, à la croisée de son destin, comme pour y faire le point. D’où ce regard grave, sans inquiétude, mais interrogateur, contrastant avec l’indécision du paysage devant lequel il émerge, puissant, en figure de proue.
Sa virilité et le foisonnement de sa vie intérieure sont dits par la chevelure bouclée et l’abondance de sa barbe en collier, tandis que sa sensibilité transparaît, elle, dans le dessin et la couleur délicate de l’oreille, mais surtout de la bouche. Sa force s’impose, évidente, par la ligne montante du cou puissant. Sa sincérité, enfin, est toute entière dans le regard direct et la plastique nudité du torse.
Voulant aller à l’essentiel, aucun objet fétiche ou familier n’est disposé autour de lui. Il se déshabille corps et âme du regard sans s’attacher à en faire une histoire. Voilà ma version. Celle du même Serge vieillissant interrogé un jour à brûle-pourpoint sur cette œuvre de jeunesse fut pour le moins sans baratin – comme à son habitude quand il s’agissait pour lui de parler de sa peinture sans pouvoir passer son tour –, plutôt lapidaire : J’avais la tentation d’aborder le portrait. Alors autant commencer par le mien, et c’était tant pis si je le ratais !

André Lombard

Articles connexes :
Serge Fiorio, semeur de songes
Un autre poète de la famille
HCB, une évocation

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.