Deux vies valent mieux qu’une, de Jean-Marc Roberts

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L’ultime livre de Jean-Marc Roberts, Deux vies valent mieux qu’une, a un goût d’inachevé. Au lecteur de le terminer.

 

Pas plus que les vieillards, les grands malades ne sont gaga lorsqu’ils retombent en enfance. D’ailleurs, ils ne retombent pas en enfance — ils vont retrouver leur enfance, ce qui est différent. Calcul simple et très rationnel : puisque, quoi qu’on dise, on ne saurait vivre dans le présent, ce sable toujours mouvant, il ne reste plus qu’à tourner ses regards vers le passé quand l’avenir n’existe plus. Les bien-portants, qui sont des malades qui s’ignorent, ont sans doute du mal à appréhender cette démarche, mais c’est bien celle que suit, qu’a suivie Jean-Marc Roberts dans le dernier livre qu’il ait écrit avant de mourir, Deux vies valent mieux qu’une.

            

Cette centaine de pages est censée être le récit de sa maladie, de cette maladie qu’aujourd’hui encore, certains journaux s’obstinent à appeler « une longue maladie », pour éviter de la nommer. Mais Roberts parle finalement très peu de son cancer, ne serait-ce que parce que, il le dit lui-même, il n’est pas de ceux qui veulent savoir à tout prix, et qu’il a plutôt tendance à regarder ailleurs quand des spécialistes s’avisent de lui expliquer par le menu les avancées ou les reculs du mal qui l’habite. Sans doute a-t-il raison de choisir cette « méthode » au moins sur un point : elle lui évite d’éprouver une cruelle déception quand le médecin qui, jusque-là, s’était imposé comme le plus sympathique d’entre tous, ne sourit plus du tout et réduit brutalement le temps de la consultation à quelques minutes.

            

Roberts, donc, ne peut pas ne pas évoquer ses séjours à l’hôpital (ou plus exactement dans les hôpitaux), ses chimios, ses cheveux, ses médecins, mais il préfère se rabattre sur des étés passés en Calabre dans son adolescence. Les bien-portants ne verront là qu’un divertissement, puisque le passé est mort, et, d’une certaine manière, plus mort encore quand on va soi-même mourir. Il n’est même, le plus souvent, que le lieu d’occasions manquées. Mais là est justement le charme proustien — n’ayons pas peur du mot — du souvenir : il nous permet de découvrir qu’on aurait pu, même si on n’a pas, et l’on peut aussi revoir (revivre ?) les mêmes événements en leur donnant, ou simplement en leur trouvant un sens différent. Roberts l’homme de lettres ne se contentait pas d’écrire : il lisait aussi beaucoup, puisqu’il était éditeur, et ce second métier le passionnait visiblement tout autant que celui d’écrivain. Il explique, d’ailleurs, dans l’interview actuellement republiée dans notre Salon, que c’est l’éditeur en lui qui a permis à l’écrivain de ne pas tomber dans les mailles de l’hybris. Le titre, donc, Deux vies valent mieux qu’une, n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer a priori, l’expression d’un souhait. Il n’exprime pas le regret d’un homme qui, voyant sa vie s’achever, se dit qu’il aimerait bien en avoir une autre — comme on peut avoir une « partie gratuite » quand on joue au flipper. Bien au contraire, il dit l’émerveillement d’un homme qui, sur le point de mourir, découvre qu’il a vécu une autre vie que celle qu’il a vécue. Jean-Marc avait écrit sa vie. Roberts a le plaisir de l’éditer.

            

Bien sûr, l’opération est un brin égoïste et le lecteur reste un peu au bord du chemin. Même si, à un moment donné, Roberts exprime quelque chose qui pourrait ressembler à un remords à propos d’une mauvaise action qu’il a pu commettre dans sa vie professionnelle, il ne saurait quitter le cynisme qui caractérisait le petit ouvrage qu’il avait consacré il y a deux ans à son ami FMB et aux démêlés de celui-ci avec celle qu’ils surnommaient scandaleusement « la Vieille ». Mais, au-delà même de cet aspect « sentimental » des choses, la lecture de ces Deux vies est souvent malaisée pour deux raisons. Sans doute les enfants de Roberts s’y retrouvent-ils en lisant ces pages, mais il s’est marié tant de fois et a tant procréé — il n’était pas, lui, comme cette Yourcenar qui affirmait qu’il valait mieux écrire un livre que mettre un enfant au monde ! — qu’on ne sait pas très bien qui est qui quand certains noms défilent. Et l’on est d’autant plus perdu dans cette généalogie labyrinthique que l’ouvrage fait fi de toute chronologie.

            

Jean-Marc Roberts aurait-il mis un peu plus d’ordre dans tout cela, aurait-il « allongé la sauce » s’il avait disposé d’un peu plus de temps ? On peut en douter. Car, justement, il ne s’agit pas, ici, de gagner du temps, mais de modifier la nature même du Temps, à travers cette quasi-divine machine qui s’appelle la littérature.


Il y a, dans le film de Nanni Moretti intitulé la Chambre du fils, un personnage très déprimé parce qu’il est atteint d’un cancer, mais qui explique malgré lui pourquoi sa condition n’est finalement pas si désespérée : « Avant, j’avais peur de la mort. Maintenant, je suis trop occupé à survivre. » Étant entendu que survivre, dans un tel cas, ce n’est pas vivre plus longtemps, c’est vivre plus.


Deux vies valent mieux qu’une n’est pas tant un récit qu’un conseil qui s’adresse à tous les lecteurs — y compris à ceux qui se portent (ou qui croient se porter) comme un charme.

 

FAL

 

Jean-Marc Roberts, Deux vies valent mieux qu’une — Récit

Flammarion, mars 2013, 13 €

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