Jean-Noël Pancrazi. Extrait de : Indétectable


EXTRAIT > 

Je voyais, depuis le métro aérien, les reflets des grands camions de pompiers qu’on astiquait jusqu’au dernier moment dans les cours des casernes. Tous les lampions déjà éclairés. Toutes les enseignes dont les couleurs semblaient plus vives avant même le jour de fête. Des places, au loin, avec des orchestres. Quelques petits bals déjà ce soir : est-ce que Mady y serait allé ? Non, sans doute ; lui qui n’aimait ni les dancings ni la foule, être vu, se donner en spectacle, ne se serait décidé à danser que si Mariama avait été à ses côtés dans la belle robe qu’il lui avait offerte l’été dernier et qu’elle aurait portée pour s’aventurer pour la première fois avec lui de ce côté de la Seine. La terrasse du Petit Poucet qu’on avait élargie, tant il y avait de monde. Le néon de La Boule Noire, où allait Abba, quand il jouait au grand seigneur, avait été particulièrement gâté par ses protecteurs. Les lumières de Tati, les affiches bleu et rose, la foule de Barbès où Mady n’allait presque jamais ; il s’en démarquait, ce n’était pas pour lui, tous ces trafics auxquels il ne se mêlait pas ; condamnait volontiers avec son allure de justicier d’un soir, sa morale improvisée de justicier solitaire voulant prouver sa vertu et sa capacité de se distinguer — comme le jour où il avait couru pour rendre à une passante le collier qu’on venait de détacher à son cou dans l’ombre des colonnes, et qui avait à peine eu le temps de tourner vers lui son visage bouleversé de reconnaissance et de le remercier alors qu’il repartait aussitôt parmi les gens — de ceux qui traînaient, passaient leurs journées à manœuvrer, à implorer, à embrouiller, à tromper, à solder, à parlementer dans l’ombre des porches et des magasins : mais eux, ils n’étaient pas enfermés quelque part hors de la ville, ils vivaient, ils se rencontraient, ils s’aimaient dans la nuit d’été, se criaient « on est ensemble » en grimpant à toute allure les marches du métro, venaient m’entourer dans le wagon, essoufflés de liberté, de musique, de désir de nuit illimitée, d’envie d’étendre l’Afrique aux Champs-Élysées (sauf ceux qui, assis en retrait, les plus sages ou les plus irréguliers, se concentraient sur le journal qu’ils avaient trouvé sur la banquette, tout en surveillant l’ambiance, attentifs, malgré leurs yeux baissés, à ce qu’il n’y eût pas d’ennuis, de bagarre autour d’eux, sûrs qu’on ne les croirait jamais quand ils diraient qu’ils étaient de simples témoins, ayant peur de perdre en quelques secondes, emportés par la vague du soupçon, l’occasion de savoir — eux qui venaient parfois de très loin, un peu endimanchés, avec le coupon pour quatre zones qu’ils avaient acheté spécialement pour ce soir — ce qu’était une veille de jour de fête en plein Paris). Le canal de l’Ourcq, les formes des péniches au loin, les zones moins éclairées maintenant, ces arrondissements interdits où je n’allais plus jamais pour ne pas le croiser, lui donner l’impression que je le recherchais, venais vérifier au hasard comment il vivait, ce qu’il faisait de ses journées après être parti à midi, plus ou moins soigné et parfumé — et ce n’était pas forcément pour Montrouge —, le cœur serré toujours de l’imaginer arrêté à minuit, avec aux lèvres « sérieux pendant le jour, dangereux pendant la nuit », ce refrain qu’il chantait pour lui-même, se rendre invulnérable à toute heure du jour, de la nuit, et que nous étions les seuls à connaître.

Les halls pâles des petits hôtels, à peine signalés, dans les rues latérales. Celui de la rue de Calais où mon père avait abouti à son arrivée à Paris — pourquoi ce quartier ? Parce qu’il était trop sonné, en débarquant tôt, un matin, à la gare d’Austerlitz, se confiant à n’importe quel chauffeur de taxi qui avait choisi l’hôtel pour lui, déboussolé par le mauvais sommeil, les lumières des gares, tous les kilomètres de train depuis Perpignan qui n’avaient rien emporté, n’avaient recouvert aucun des derniers cris de maman qui, lassée de le voir inutile, sans travail ni envie, l’avait chassé, obligé de quitter la ville, avec juste quelques chemises et ces calmants qui n’avaient plus d’effet, étonné d’être encore en transit, de retrouver déjà ce vertige de départ, cette impression de solitude, d’abandon et de poussière moite des quais de Port-Vendres où nous avions débarqué en revenant d’Algérie avec juste les silhouettes des dames de la Croix-Rouge, presque invisibles, dispersées, muettes, éberluées parmi la foule assise sur les valises, pareilles à de petites maisons ancrées sur le sol sous le soleil très fort de juillet ; cela remontait à peine à quelques mois, cela revenait déjà dans la vie ; il n’avait pas eu le temps de le prévoir, de se reprendre face au destin, perdu, courant tel un voyageur qui, malgré toutes les indications qu’on lui avait données, se trompait encore de direction, n’arrivait pas à trouver le bon escalier, le bon panneau, la bonne destination et n’osait pas redemander son chemin. Cet hôtel où il rentrait toujours assez tôt, après avoir dépensé dans les brasseries, qui l’avaient impressionné au début, ses quelques indemnités de rapatriement pour se prouver surtout qu’il avait été capable d’en bénéficier à son tour, avait su obtenir les mêmes droits que les autres ; indifférent, en marchant, aux rideaux rouges, aux appels des hôtesses, n’ayant pour tout repère que le café, plus ou moins oriental, du début de l’avenue de Saint-Ouen, où il entendait parler arabe, où il commandait, remerciait dans la même langue, parfois même en dialecte kabyle, comme s’il cherchait, assis dans un coin avec son petit chapeau, une connivence perdue, un dernier lien avec ce pays qu’il ne retrouverait jamais, comme s’il s’imaginait encore, le soir, dans un café de Sétif, quand, la rumeur des voitures diminuant sur le boulevard, il n’y avait plus, autour de lui, que l’écho des musiques berbères ; retardant le moment où il aurait dû se rendre à la préfecture, afin de mettre à jour ses papiers, de tout refaire peut-être ; mais il n’en avait pas vraiment envie, comme s’il appréhendait d’avoir une nouvelle identité, et risquait, au fil des démarches, de perdre son propre nom — ce nom qui existait, comptait plus là-bas, avait une autre valeur, une autre sonorité, ce halo inégalé de reconnaissance et d’amitié quand on l’appelait dans les tourbillons de sirocco. Il était, il restait algérien, pensait-il. Moi aussi, avais-je envie de dire aujourd’hui, tant je ne reconnaissais plus ma France, obsédée par ses quotas — ce mot qu’on rendait neutre, coutumier, administratif pour mieux masquer la passion d’exclure —, ses contrôles, ses reconductions quotidiennes aux frontières, sa hantise d’être envahie par les foules qui venaient du Sud, dont j’aurais pourtant voulu qu’elles fussent de plus en plus nombreuses car elles avaient tant de choses à nous apprendre sur le temps et la vie. Je venais le voir de temps en temps ; je m’asseyais dans la chambre, pleine de l’odeur de dentifrice, dont il faisait un usage immodéré comme si c’était le seul moyen d’effacer la sensation de fièvre et de chagrin remâché, de papier peint mal ajusté, d’oranges qu’il passait presque en secret dans le hall car, comme le lui disait la gérante, on n’était pas dans un meublé ici ; de journaux entassés, qu’il lisait sans aller jusqu’au bout des annonces d’emplois qui ne correspondaient jamais à ce qu’il était, à ce qu’il connaissait, étonné qu’il n’y eût pas une minoterie en plein Paris, des blés tout à côté ; et posée sur la chaise, toujours fermée, la valise, cette éternelle valise à peine brune, déformée, qui, à la longue, ne paraissait plus être faite de cuir et où, disait-il, il gardait ce qu’il avait de plus précieux — mais quoi ? Sans doute la photo de maman, dans son tailleur de printemps, sur le pont du Rummel à Constantine, qu’il préservait comme une pièce à conviction, l’élément capital d’une enquête qui se terminerait par un coup de théâtre : son retour. Il y croyait parfois. J’étais son dernier lien avec elle ; on dormait côte à côte, les mois d’été surtout, lui, dans son tricot de corps, avec tous les bruits de Pigalle qui entraient, sans qu’on puisse les distinguer dans la brume de chaleur comme si c’était l’hôtel d’une ville portuaire où on passait la nuit avant d’embarquer. Je reconnaissais seulement au loin les cris de Divine qui, après avoir descendu les marches du Sacré-Cœur et fait le tour des boîtes de Pigalle, ivre, royale, prête à tout dominer, à tout ravager, n’aimait rien tant, en sortant de la Nuit, que d’être embarquée dans le panier à salade — elle, la Grande Arraisonnée, la Tout Irrégulière, la Réfractaire en paillettes, enchantée de l’émeute qu’elle provoquait, de la masse des clients indignés et complices qui la suivaient sur le trottoir, ravie de lancer à la face de la brigade de police sa carte d’identité, pleine de l’odeur d’alcool, de sueur, de boa, de satin mouillé, de fierté de ses seins qui brûlaient même s’ils étaient faits d’une autre matière, épanouie, défaite, survoltée, déglinguée et souveraine, avec ses cris qui devenaient de plus en plus doux, à mesure qu’on l’emmenait, que le fourgon traversait Paris — c’était presque un chant maintenant comme si elle allait vers l’océan, allait chercher Querelle pour le prendre sur son cœur du côté de Brest. Elle savait être la Toute Noire aussi, la Toute Primitive, quand elle revenait le lendemain au Titan avec son allure, sa souplesse de grand reptile doré, les lianes de tous les colliers qui l’enveloppaient, devenue la spécialiste de la transe, la Vaudouisée suprême, l’Initiée, la toute proche des marabouts de Clichy qui, pour la servir, jetaient des sorts à ceux qui osaient se détourner d’elle, étaient sur le point de ne plus l’aimer ou de l’oublier.

 

© Gallimard 2014

© Photo : C. Hélie/Gallimard

 

 

Quatrième de couverture > Indétectable raconte au plus près la vie de Mady, sans papiers, sur le qui-vive depuis qu’il est venu d’Afrique, il y a dix ans. On le suit dans ses parcours limités à travers Paris, ses peurs, ses détresses, ses démarches inabouties, son amour difficile pour Mariama. On le voit aller d’abri en abri, trouver un temps refuge chez le narrateur, rejoindre parfois ses camarades au foyer, ce petit palace déglingué du Père-Lachaise où l’on palabre, se retrouve, et se tient chaud, et puis repartir avec sa vaillance intacte vers une place qu’on lui accordera peut-être.

Ce récit d’une existence fragile et condamnée à l’ombre redonne à Mady une dignité et une densité humaines que le mot neutre, générique et commode de «sans papiers» pourrait faire oublier.

 

Jean-Noël Pancrazi est l’auteur de plusieurs romans et récits, parmi lesquels Les quartiers d’hiver, Madame Arnoul et La montagne.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Noël Pancrazi, Indétectable, Gallimard, mars 2014, 144 pages, 13,90 €

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