Jacques Roumain, le célèbre écrivain haïtien, revisité

Dans une de mes œuvres romanesques, un certain Monsieur Cassagnol est passé par une expérience inhabituelle. Il a vécu un phénomène un peu troublant, un rêve dans le rêve, que j’ai  appelé rêve à étage ou  rêve  à impériale, comme si cette création à l’intérieur de la création, pure sécrétion de l’imaginaire, avait quelque parenté avec le transport en commun ou mieux avec les transports poétiques qui soulèvent les rêveurs et les relogent plus près du ciel et des nuages. Je croyais avoir inventé quelque chose. Il n’en est rien, puisque le célèbre Jacques Roumain très jeune avait bien avant moi titré l’un de ses poèmes : Je rêve que je rêve. 
Avons-nous en commun, lui et moi, les rêves à étage, les rêves qui font rêver ? Laissons de côté mon Cassagnol enfoui dans les lignes du roman  Les Campêches de Versailles* . Parlons de mon songe à moi échafaudé entre chien et loup, en pleine nature. Sommeil peu profond.  Résultat naturel d’une journée où l’esprit ayant besogné tant bien que mal réclame sa part de retraite journalière...

Et dans mon sommeil j’ai vu Jacques Roumain au ciel. Je l’ai reconnu à sa chevelure de jais bien brossée, son front opulent, protubérant, comme une bedaine enceinte d’une grossesse gémellaire, enceinte de poésie et d’anthropologie, d’idée et d’action stratégique, prête à accoucher de poèmes et de livres, de remue-ménage et de révolution ; un front qui de plusieurs coudées dépasse un visage maigrelet, un front de penseur qui ronge nécessairement le reste d’un corps débile. Je contemple ce prestigieux personnage plus tête que visage, plus esprit que matière, plus intellect que muscle. Plus enclin à dénoncer l’incohérence du monde et le déséquilibre social qu’à respecter la logique des appareils. Plus apte à être jeté en tôle, à fréquenter la prison du rebelle plutôt qu’à être un béni-oui-oui, plutôt que de siéger à court terme dans un bureau de cadre où le système tente en vain de le fidéliser.
Comme quoi le chemin de l’égalité dont il rêvait devait passer par la porte étroite. Non point par l’énorme appareil d’État où le progrès rencontre tant d’inhibition, où la déferlante du mouvement populaire aurait du mal à trouver sa source.  Sa vie équivalait à une lutte tous azimut. Il était un homme de combat perpétuel. Parfois il courait,  boxait, s’intéressait à la tauromachie, prenait le taureau par les cornes au propre et au figuré. Toujours il lisait, il étudiait, il rêvait.
C’était son fort d’entraîner son physique émacié à mieux servir son esprit, à mieux mener les batailles spirituelles pour une société sans classe, pour un paradis hic et nunc à la portée de tous. Cela a dû être, en vérité, un réel tour de force de fonder un parti communiste en ce temps-là , dans un pays comme le nôtre où les structures étatiques, la classe dominante et l’armée télécommandée étaient par nature antagoniques à l’éclosion d’idées nouvelles.

Les idées sont lentes à germer. Elles doivent naître dans les esprits de certains hommes. Elles doivent mûrir, s’éclaircir, passer dans les paroles. Qui va les entendre si l’effet de masse est impossible, si la masse est hors circuit, située en dehors, en marge des idées neuves ? Qui va lire les journaux et les rares articles échappés à la censure si les colonnes sont en français et s’adressent à l’élite, aux minorités alphabétisées, s’ils parlent de sujets d’outremer et ne sont pas pétris dans la glaise du réel haïtien ?  Puis vient une littérature frappée d’une estampille nouvelle. Il y a le passage subreptice à la littérature presque créole écrite dans un français créolisé, il y a le passage au roman du terroir présenté dans un véhicule linguistique haïtien. Après la Montagne ensorcelée de Jacques Roumain, une autre plus folle encore, plus difficile à gravir pour ceux qui alors étaient partisans du surplace. Gouverneurs de la Rosée est une œuvre littéraire des mornes, un « roman paysan » écrit en langue haïtienne. 
Chez nous tout le monde le lit. Tout le monde ? Je veux dire les élites, plutôt une élite progressiste. Ailleurs, beaucoup s’en passionnent, traduit en d’autres langues. Et je suis certain que Dieu a lu le roman de Roumain et il en est content. Car Dieu prend pitié des faibles, car le royaume des cieux est à eux. Savez-vous que Dieu est à gauche. Il a toujours été à gauche depuis que Jésus-Christ, paradigme d’amour, est assis à sa droite, depuis que - il y a belle lurette - l’homme est progressivement sorti de la masse informe des choses et s’est vu dessiner un cœur légèrement excentrique, logé un peu dans les quartiers gauches de l’anatomie du monde.
Moi aussi, Dieu merci, je suis créé de la bonne façon et j’ai le cœur un peu à gauche. Figure désuète s’il en est, mais incontournable puisque toute vérité est toujours bonne à dire même si elle fait mal aux incrédules. Même si elle a l’air d’être ressassée à outrance. Il faut presser le citron jusqu’à faire mal à la pulpe, jusqu’à ce que se ramollisse la peau dure et qu’elle offre enfin un peu de son zeste caché. Mais il y a limite à tout. Il convient de ne rien surfaire. Il ne faut pas presser à l’extrême, car le cœur dans le thorax n’arrive pas jusqu’à l’os. L’extrémisme, l’emporte-pièce, je n’aime pas. André Glücksman qui n’est pas mon philosophe préféré m’a pourtant appris la sage notion qu’être exclusivement de droite ou exclusivement de gauche, c’est se condamner à une hémiplégie indésirable. Nul ne peut passer sa vie ni son éternité spirituelle (car les grandes pensées sont immortelles) à boitiller d’un côté et à rater les vérités de l’autre bord.

Je continue mon rêve et je vois qu’à l’Olympe, à l’Élysée, au Panthéon on lit le livre de Roumain en plusieurs langues. Je réalise que l’écriture est salvatrice, que la littérature, si elle est convaincue de sa grandeur, devient convaincante et constitue la rédemption de l’écrivain. Ces grands du Panthéon entrent en conversation avec eux-mêmes. J’interprète leur bavardage comme un cours qu’ils me faisaient, une façon de me donner des leçons sans pourtant s’adresser à moi directement car je ne suis pas du tout des leurs ou pas encore.  J’ai entendu des bribes de phrases, des conversations douces et claires. J’ai compris que sur la terre on faisait maintes bêtises.
Plusieurs théoriciens du pouvoir ayant ouvertement annoncé leur credo de gauche prennent des positions incompréhensibles. Comment peuvent-ils éprouver une admiration (à ce qu’ils disent dans les coulisses) pour le Che, Castro et les autres et ne pas pouvoir sentir leur propre peuple même en peinture. J’ai entendu Jacques Roumain pester contre eux et les affubler de mille noms d’oiseau. Ce sont des faux jetons, dit-il, des faux culs. Non, ils ne sont pas à gauche, ils sont tout simplement des maladroits, des mazettes, avec leurs deux pieds gauches. Ce sont des  deux graines gauches, continue-t’il en récidivant  de son ironie indécrottable, avec ses petits péchés véniels qui persistent même dans le jardin du Bon Dieu, ses petits péchés mignons qui consistent à fourrer des créolismes gais lurons dans le flanc traumatisé du pur français.
Comment sont-ils à même de rejeter ceux qui ont une passion presque viscérale  pour le pays et les congénères. Comment peuvent-t’ils s’imaginer que nul n’est prophète en Haïti, ni poète, ni esthète, ni maître, ni prêtre, tout ce qui rime de près ou de loin avec lettres. Leur faut-il un Nietzsche ou un Zarathoustra pour leur rappeler avec fracas que les grandes pensées sont dans la rue ?

L’héritage jacquien n’est pas perdu. Malgré les chambardements, malgré les coups bas, la duplicité de ceux qui ont semblé prêcher la Bonne Nouvelle du Seigneur aussi bien que l’évangile de la cassave et de la cahute pour tous  (Léonidas), malgré les démenées des fourbes, l’esprit  de progrès demeure en semence et en jeunes pousses, les villes de soleil  et les quartiers de Dieu incendiés avec rage vont renaître de leur débâcle, les faux-monnayeurs, les faux-culs et les travailleurs d’iniquité vont tôt ou tard siffler leur calice de malheur. Les vrais combattants même quand ils sont temporairement au creux de la vague finiront par connaître en temps et lieu la gloire du paradis.
Jacques Roumain est au ciel. Personne ne le savait jusqu’ici. Les faiseurs de saints terrestres ne le comprennent même pas. Aucune démarche n’a été entreprise pour l’acclamer Vénérable ou Bienheureux. Dieu heureusement n’avait guère besoin de leurs lettres de recommandation.

Avant de me réveiller, avant de recevoir le coup de pied qui me renvoie heureusement sur le plancher des vaches, j’ai fait le meilleur coup de ma vie. Par patriotisme, par amour, je suis allé visiter Saint Jacques à son appartement. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. Il y occupe une très bonne place. Devinez, il n’est pas n’importe qui. Il est Saint Jacques Majeur. J’ai eu le temps de lui chuchoter : Jacques, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font . Il sourit et je renchéris avec encore plus de sincérité :
Saint Jacques Majeur, priez pour nous.


Jean-Robert Léonidas

 

* Voir  Les campêches de Versailles (Roman) Jean-Robert Léonidas. Cidihca Montréal 2005. 

(Source : Mon Roumain à moi est au ciel. Par Jean-Robert Léonidas, extrait et adapté du collectif : Mon Roumain à moi. Port-au-Prince: Presses Nationales d'Haïti, 2007: 153-59.)

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