Les Arts Sacrés d'Haïti

                                                                                                     Lwa bleu *

                            

                    L'essentiel n'est pas la culture mais ce qu'on en fait.

                                                       (André Compte-Sponville)

     

                    Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité.

                                                             (Nietzsche)

 

  

On est en 1998, au temps de la recherche de soi. Haïti est en train de faire une expérience spirituelle. On revisite l'histoire en passant par "la route de l'esclavage". On revalorise sa culture. Démarche valable pourvu qu'on n'y dresse pas sa tente outre mesure, qu'on n'en fasse pas une fixation. L'important c'est de mettre un pied devant l'autre et de continuer.

La culture haïtienne est partout à l’honneur.En diaspora comme à l'intérieur les manifestations culturelles se multiplient. A Brooklyn, à la bibliothèque du collège Medgar Evers le public a apprécié pendant deux semaines une exposition de masques et d'objets artisanaux venus du Sud-est de notre pays sous le patronage du Consulat Général d'Haïti à New York. Dans la région, plusieurs masques d'animaux sauvages font la beauté des carnavals d'aujourd'hui et restent le témoin irréfutable des safaris de l'Afrique originelle. A côté d'autres rencontres, le consulat a pris contact avec plusieurs peintres haïtiens, tentative louable de dynamiser le culturel, d'encourager les talents haïtiens, de donner peut-être un coup de pinceau au Mupanah et d'y intégrer, s'ils en sont d'accord, nos artistes de l'étranger. Le secteur privé ne chôme pas non plus. il y a en cours un sérieux projet de renouveler le musée d'art haïtien du Collège Saint-Pierre. Plus de 500 tableaux beaucoup datant de plus de 50 ans constituent un patrimoine artistique appréciable. Les groupements intellectuels se réveillent. La Fondation Mémoire s'est donné pour objectif la valorisation et la préservation du patrimoine.
A cet égard, les présentations à la Brasserie Créole par les professeurs Claude Moïse et Rolf Trouillot sur le bien-fondé d'une telle démarche ont été très enrichissantes. Ailleurs, au restaurant La Détente, c'est la causerie sur le "bizango" par le professeur Maximilien Laroche, invité du Club Primevère, ouvrant une fenêtre littéraire sur le côté un peu tabou, ésotérique, mystique si ce n'est mythique de notre culture. La vente-signature du livre " Haitian artists in America" au Jardin Culturel de Queens a été un happening inhabituel, la réunion désintéressée d'une douzaine de peintres haïtiens signant leurs pages pour des amis et quelques fidèles collectionneurs. Avec des expositions de peintures, des festivités pour collectes de fonds visant Haïti et l'esthétique, avec des colloques ou des positions antagoniques sur les mythes fondateurs, les Haïtiens de l'intérieur comme ceux de l'extérieur ont voulu donner dans le tout culturel... Les voyages de nos hommes politiques d'avant-garde soit en Europe, soit à Cuba à la recherche d'une consolidation de l'amitié, d'une fraternité qui tout en étant spirituelle se veut - on l'espère - pragmatique et efficace. Point de vue touristique: Haïti reprend du poil de la bête. Péniblement mais sûrement.
Au cœur  du New York Times, dans le magazine "The Sophisticated Traveller" du 2 novembre 1998, on retrouve la ville de Jacmel, surnommée la Nouvelle Orléans des Caraïbes, alignée parmi les sept top joyaux à visiter aux Antilles, avec ses vieux quartiers style français, ses boutiques d'art, son artisanat, la région avoisante de Basin Bleu, un vrai parc aquatique naturel doté d'une eau azur et de multiples cascades. Toujours dans ce même quotidien newyorkais du 17 novembre, la photo du génial tambourineur Frisner Augustin est mise en exergue. Monsieur Augustin, "habité par les esprits", directeur de la compagnie de danse "la Troupe Mackandal", donne des cours de tambour à Hunter College et a récemment contribué à la musique de fond du film Beloved, comme l'a voulu Jonathan Demme qui l'a baptisé "maître tambourineur". Il est honoré par l'organisation City Lore comme un des biens culturels vivants de New York. Edwidge Danticat qui, dans le monde littéraire américain, s'est déjà taillé une place de choix par son talent, la force de sa plume et l'attachement à sa culture d'origine a reçu la consécration des médias visuels avec sa brillante prestation chez Oprah. Une jeune haïtienne de son âge, admirative, m'a dit avec un certain à-propos qu'elle est aux lettres haïtiennes ce que Wycleff Jean est à notre musique. Sauf que les paroles s'en vont et que les écrits restent.(La vérité de cet adage, notons-le, se relativise au temps du laser et des disques compacts). La culture haïtienne est en honneur dans le dixième. En revue : l'haïtianité, l'histoire, la littérature, la politique, la peinture et la religion.

Les arts sacrés d’Haïti

Paroxysme. Le musée d'histoire naturelle de Manhattan nous fait la part belle et abrite jusqu'en début janvier 1999 la célèbre exposition " Les Arts sacrés d'Haïti " qui a déjà fait un tabac dans plusieurs grandes villes des Etats-Unis.
Le vodou, c'est justement le thème en question. D'entrée de jeu, un bref rappel historique: son rôle de catalyseur et d'élément de rassemblement dans le projet révolutionnaire de la libération des esclaves à Saint-Domingue. Une tactique de résistance s'était établie, consistant à acculturer les éléments d'un catholicisme imposé pour donner le change au maître. Saint-Jacques Majeur n'était guère qu'Ogou Feray et l'image de la Vierge n'était guère qu'une icône d'Erzulie.

Et l'exposition continue dans plusieurs salles du musée, avec des photos, des peintures comme ceux d'Hector Hyppolite, de Philomé Obin, de Fritz Saint Jean, du peintre satyrique Edouard Duval-Carrié etc..., des travaux artisanaux, des oeuvres en ferronerie du forgeron Georges Liautaud de la Croix-des-Bouquets, des bouteilles et d'autres objets à couverture en toile pailletée dont l'un des maîtres est Antoine Oleyant, une galerie de drapeaux et de bannières sacrés dédiés à plusieurs lwas, des poupées, des vèvès, des autels, des pancartes explicatives, de brefs cours télévisés, des cérémonies filmées.

Le besoin d’un aggiornamiento?

La culture, souhaitable et inévitable à la fois, est le signe distinctif des sociétés et porte en elle une valeur identitaire. Mais elle peut se transformer en aiguillon de la guerre quand, comparée à d'autres, elle se prévaut d'une certaine supériorité; ou bien quand à l'intérieur d'une même société elle devient privilège et se pose en antithèse de la démocratie. L'histoire, c'est seulement une phase, mais une phase importante dans le mouvement progressif des sociétés. Sans vouloir faire le jeu des postmodernistes, nous devons admettre qu'elle devient paralysante et crée un blocage quand elle se fige en position de rétrospective. La religion est tolérable sauf lorsqu'elle se transforme en fanatisme et prêche l'exclusion. Elle se transforme alors en l'arme la plus pernicieuse et la plus rétrograde qui soit.

Le vodou haïtien est à la fois culture, histoire et religion. Ne pas l'admettre, ce serait hypocritement passer à côté d'une vérité sociologique qui crève les yeux. Comme culture, tout porte à croire qu'il ne pêche pas par exclusion, qu'il est démocratique dans ses pratiques exotériques. Il prend même valeur de théâtre et de lieu de rassemblement ludique avec ses danses batmen, nago, petro et yanvalou, etc. Comme histoire, il a eu des rapports intimes avec la politique ou encore la politique s'en est amplement servi. Volonté de puissance réelle ou putative. Tentative de se poser en justicier d'une équité parfois douteuse. En ce sens, comme le reste de nos institutions, il a peut-être besoin de regarder l'avenir, de faire le bilan des échecs dans le progrès social et économique du pays. En tant que religion, il a sûrement un côté ésotérique dont il est difficile de débattre. Mais il est ouvertement lié à la recherche de la stabilité socio-spirituelle et est plus que tangentiel à la psychiatrie, à la médecine des feuilles, comme d'ailleurs toute religion à un certain moment de leur évolution.
A ce point de vue, il a besoin d'un aggiornamiento. Sa vocation guérissante doit se préciser et s'affiner. La thérapeutique des simples doit se marier à la simple thérapeutique, à la lumière des avancées possibles qui doivent se mouler dans le sanctuaire de nos universités. Pour répéter un adepte du vaudou à l'occasion d’une récente interview donné à Radio Haïti, " nos laplas et nos hounsis doivent aller à l'école". Nos houngans aussi. On ajouterait que les pratiques du péristyle doivent respecter les normes d'hygiène. Les bains aussi. La fangothérapie ne doit pas être une cause d'infection... Si l'élevage était plus poussé chez nous, s'il y avait assez de quadrupèdes, les bains d'eau boueuse - disait quelqu'un en plaisantant - pourraient se transformer aisément en bain de lait de chèvre. Mais on ne badine pas avec les choses sérieuses. Il faut un travail d'exorcisme du malheur à l'intérieur de cette incontournable culture. Des pricipes normatifs issus du voudou lui-même doivent en régler la pratique pour éviter les dérives destructives qui souvent n'ont rien à voir avec l'essence vaudou. Comme partout ailleurs, il y a des gens qui enfreignent les règlements et par leur comportement font une fausse renommée à une réalité culturelle autrement respectable. Parce que certains prètres vaudous ont failli à leur tâche sociale et ont pactisé de gré ou de force avec une certaine dictature, ce n'est pas une raison de les diaboliser tous, ni de mettre un label sur toute une institution. On pourrait dire autant de quelques prélats ou pasteurs. Certainement la base ecclésiale catholique et militante d'Haïti n'a rien à voir avec une portion de son haut clergé jadis suspecte de collaboration politique malsaine. Donc, tout jugement à l'emporte-pièce est par nature erronée. Néanmoins, le vaudou en tant que pratique a besoin de faire son auto-critique. Il faut y évacuer le négatif par l'éducation générale au sens scolaire et spirituel du terme...

Apprivoiser le sacré

"Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales !". On a l'impression que cette exclamation vient d'un vaudouisant, d'un serviteur de Maître Gran-Bwa. Il n'en est rien. Elle est d'un écrivain du dix-neuvième siècle français. Le sacré donne froid au dos. Il a une tonalité un peu nocturne et subjuguante. Mais l'homme est malicieux et a appris à l'apprivoiser. Par le biais de l'image ou de l'icône, il encadre les saints, les lwas, les emprisonne même dans une bouteille, dans une armoire, dans un petit sanctuaire à domicile. Il a ainsi l'impression de dominer le sacré, de pouvoir le commander, par la représentation, la circonscription ou l'internement et parfois même le chantage, par la manipulation des offrandes, comme quoi il tiendrait les esprits par le ventre pour les forcer à agir en sa faveur. On connait très bien cette attitude de l'adepte qui, frustré dans ses requêtes, va à son sanctuaire pour engueuler le saint. Si tu ne fais pas ceci ou cela, tu n'auras rien comme offrande. " Saint-Yves, écoute, je ne plaisante pas. Débrouille-toi pour m'obtenir ceci ou cela. Ou alors..." Certains dieux sont plus malins que d'autres et ne permettent pas cette manœuvre réductrice. Le Dieu de l'Evangile est sur ce point inflexible : tu ne feras point d'image taillée... Adore moi en esprit et en vérité... Je n'ai point besoin de tes offrandes...

Quoi qu'il en soit, l'homme en essayant d'apprivoiser le sacré, en aménageant un culte d'adoration à son Dieu, débouche sur une richesse de productions et construit une partie de sa culture: l'art, la musique, la danse etc... Toute une portion de la culture haïtienne prend ainsi son origine et le vaudou n'échappe pas à cette logique. Notre peinture s'en ressent. Hector Hyppolite est un hougan de troisième génération. Certains interprètes de la peinture plus ou moins sophistiquée de Laurenceau voient dans ses têtes de femmes, le lointain ricochet des " 3 femmes et des trois plats-mystères" des années 40 par Hector Hyppolite, autrement dit la hantise des lwas Marasa qui dans la pratique vaudou sont des jumeaux ou des triplets. Il y a donc un côté producteur du sacré. Par-delà le religieux, il y a des retombées artistiques et artisanales qui constituent le socle de certaines cultures. Le chapeau, le ralfô (sacoche) de Cousin Zaca, les govis, les poupées, les tambours, les cruches, les bouteilles pailletées, les drapeaux etc..., la chorégraphie, la peinture, la sculpture. Ce n'est pas du tout étonnant. Le sacré dynamise l'art et l'artisanat. Les grandes cathédrales, leurs fresques et leurs murales n'ont pas eu d'autres origines. En passant, nous avons besoin de redynamiser nos musées, de colmater cette hémorragie continuelle de notre patrimoine artistique. Ne laissons pas seulement aux étrangers le soin d'en faire leurs choux gras.

Le spirituel inspire et peut être générateur de progrès. Ce qui est plus grand que soi dynamise, encourage. Mais faut-il continuer de mourir pour les choses qui ne meurent pas. Brassens nuançait déjà :" Mourir pour les idées, d'accord, mais de mort lente". Il faut même aller plus loin. Savoir plutôt se battre pour elles, être vainqueur, vivre et survivre avec elles. C'est la meilleure façon de gagner.

Cousin Zaka est fatigué de tourner en rond dans le quartier. Il a besoin de prendre la grand ’route qui lui manque pour aller dire " Honneur, Respect" aux membres de la famille qui vivent à distance. Les yeux d'Erzulie Dantor sont encore plus rouges de pleurs car les "Pititkay" n'ont rien à manger dans les recoins lointains. Si à chaque église catholique est annexée une école presbytérale, une école primaire ou une institution secondaire, l'univers vaudou doit en prendre de la graine. Chaque péristyle doit être aussi - gouvernement supervisant et secteur privé aidant - le point de départ de l'instruction pour soi et pour les autres, un centre d'hygiène et de santé publique, le moteur de l'agriculture locale. Comme cela, le vaudou sera ce qu'il devrait être, ce qu'il a été pour Boukman et ses contemporains : un outil de rédemption contre le servage corporel et mental, une lumière qui s'éclaire et éclaire. Il sera spirituel et évacuera de son sein le sacré à tonalité nocturne et frémissante. Il se dépouillera de la sorcellerie avec laquelle certains sont tentés de le confondre. Alors les lwas de la famille auront été bien servis. Alors, le vaudou aura atteint sa vraie vocation, son ultime raison d’être : le sauvetage spirituel et matériel de ses adeptes, l'indépendance globale du citoyen qui deviendra non un fatal serviteur "réclamé", agissant sous l'emprise de la peur, mais un homme éclairé, maître de ses décisions, libre de servir ou de ne pas servir.

Jean-Robert Léonidas
 

*Photo, site Littératures Insulaires. Peinture de Denis Smith, groupe Saint-Soleil, Soisson, Haïti. Voir L'Intemporel d'André Malraux (Gallimard 1976).

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