Le mythe de Cassagnol*

La légende fait allusion à un villageois du nom de Cassagnol et ses aventures avec un bœuf. On en raconte l’histoire à la tombée de la nuit, intercalée entre un coup d’audace de Malice et une bévue de Bouqui.

Un bœuf se prélassait sous un manguier, ruminant son déjeuner. Il regarde une bourrique qui travaille. Dès potron-minet, Mamzelle Bourrique est debout, prête à affronter une longue journée. Elle est la seule à s’appeler Matin car aucune autre bête ne la devance au réveil. Par habitude, Mamzelle ne peut pas rater le lever du soleil. Elle a besoin de sa ration de poésie, s’enivre de ciel et de rêve. Toute bourrique qu’elle est, rivée à son labeur, elle s’est fait une âme modelée dans la souffrance. Elle prépare sa tournée en ville, pour aller ravitailler les enfants de bonne famille. Elle trime dur. De générations en générations, ses propres ancêtres ont toujours trimé dur. Ce sont les faibles qui écopent. Bourrique sans grade travaille pour Cheval galonné. C’est proverbial. Et le bœuf observe, éternel ruminant. On ne peut pas dire éternel rêveur. Car, il faut se lever tôt pour avoir le soleil et le rêve dans les yeux. Le bœuf n’a pas ce privilège. Comme lève-tard, il rate tout. Le soleil lui tombe à pic entre les cornes. Son corps se résume à sa panse. Sa digestion l’emporte sur la réflexion. À la place du cerveau ont poussé deux cornes, deux poignards de matadors, deux navajas de tueurs. Il n’est plus la victime des sacrifices anciens, le souffre-douleur des tauroboles de l’histoire. Son image a changé de camp, elle se confond avec celle du toréador. Et le Cassagnol de la fable rêve d’une égalité illusoire entre les bêtes. Il se pose en réparateur de tort, il demande au bœuf de participer à la bonne marche de la ferme.
– Bourrique, tu ne peux plus être la seule à travailler.
– Cheval, dépose tes galons volés et mets-toi au boulot.
– Bœuf, fais ceci, puis cela. Aide à faire tourner le moulin. Après tout, tu te nourris des tiges de canne, tu te reposes sur la bagasse, tu te grises des odeurs du vesou et de la mélasse.
Le bœuf regimbe.
– Je ne suis pas destiné à ces basses besognes. Je suis le plus fort, le plus bel animal. J’ai été créé pour être chef, pour le repos, la digestion, la rumination. Le travail, c’est l’affaire de la bourrique et des autres. Nous vous donnons un peu de lait. Que voulez-vous de plus ? Préparez votre miel !

Le villageois, d’ordinaire poli, économe de ses mots, avait perdu son calme. Exaspéré, il lance contre le bœuf un fameux mot devenu célèbre en créole !
Hors de ses gonds, il catapulte la phrase avec la force d’une dynamite. Le bœuf est envahi d’une énorme secousse, d’un séisme à grande échelle déclenché par la puissance du verbe.
– Aïe !
L’animal tremble de peur et de douleur.
– Aïe !
Il est frappé de grand mal comme une tranche de lard convulsant dans de l’huile bouillante. Puis il retrouve soudain son état premier. Sous les yeux ébahis de Cassagnol, il subit une métempsychose à l’envers. Il se transforme en un chef ventru, galonné, trafiquant et drogué à la fois, recroquevillé, dormant d’un sommeil de zombi tourmenté. Ce haut gradé – contrairement à certains autres - avait pris ses galons par la petite porte, à l’école du crime, en s’endettant chez le diable. Fort de ses armes lourdes qui vous fendent le foi et la cervelle, installé dans son argent sale, il n’avait pas payé ses dettes à Satan. Celui-ci avait vite fait de se venger, de le transformer en bœuf, comme nous le fait croire la légende.

Depuis lors, personne n’a osé répéter ce que Cassagnol avait dit au bœuf. C’est sans doute vilain, hideux même, auréolé de maléfice. Le villageois parlait au bœuf comme à un homme. C’était déjà inquiétant. Certains bœufs, dit-on, sont des êtres humains changés en bêtes par des formules incantatoires, par l’envoûtement des loups garous. Jamais plus, dans le pays, on n’ose répéter mot à mot les paroles de Cassagnol, par peur de déclencher des réactions incontrôlables. Si quelqu’un vous pousse au bord de la colère, on se contente d’un juron plus doux, d’un euphémisme sans conséquence. La langue française a son mot de Cambronne, le créole d’Haïti son mot de Cassagnol.

– Je vous dirai, dit-on, ce que Cassagnol avait dit au bœuf.
Une façon de dire la chose sans le dire, avec précaution. Sans bouleverser l’ordre des choses. Sans rééditer le coup de magie, la mystérieuse métamorphose. On évite de déglinguer - rions un peu -la mécanique ésotérique qui fait marcher la bicyclette de la vie et de la mort.   


Jean-Robert Léonidas

*Sources : Extrait et adapté de Jean-Robert Léonidas, Les Campêches de Versailles roman, Cidihca, Montréal, 2005

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