Les contre-allées de l'enfance

Un rapide coup d’œil dans un miroir. Anita trouve qu’elle est belle. Elle avait acquis cette habitude narcissique depuis l’époque où elle admirait sa frimousse d’enfant dans une gamelle d’eau de pluie. Son grand péché, c’est qu’elle continue de se contempler dans les miroirs grandeur humaine.

Quand elle se farde, ses lèvres s’allument, son visage s’éclaire. Sa bouche provocante contraste avec le terne de ses yeux et la timidité de ses paupières légèrement pincées à l’oriental. Son regard sombre flotte au-dessus d’un corps voluptueux. L’indifférence gitée au fonds de ses pupilles tranche avec son physique de bête gracieuse. Ce qui fait un effet bœuf. Après tout, la Plaine des Gommiers produit de belles gens. De temps en temps son esprit va baguenauder dans les contre-allées de l’enfance, sillonner le périmètre de ses souvenirs. Il fait bon parcourir les monts, les raccourcis, les ravins du pays. Elle était forcée de les quitter et vient de les revisiter par la grâce d’une vidéo.

La Plaine des Gommiers, déroulant sa nature de gomme, s’était accolée à son âme. Les images persistent encore surtout celle du cheval blanc qui transportait son père. Elle avait appris à les associer à d’autres souvenances beaucoup plus floues. Celles des loups garous et des zombis, celles de la religion locale mal définie, toute la troublante mythologie de l’endroit qui prenait vie à la tombée des nuits, aux moments où le sable du bord de mer commençait, sous l’empire du vent, à fatiguer les paupières des enfants. On n’aurait jamais cru qu’Anita, cette fringante jeune dame, belle et intelligente, au coup d’œil discret mais malicieux, avait vécu de tels moments dans sa chair comme plusieurs petites paysannes de l’Haïti profonde.  La maisonnette qu’elle habitait avait une seule chambre à coucher. C’était même une grâce de la posséder. La vie des uns et des autres, surtout la nuit, s’y agglutinait dans un immanquable mélange. Cela ressemblait à de la promiscuité. Mais au fait, cela ne l’était pas. Dans la vie, le manque de grands moyens recompose les psychologies et remodèle la façon d’être des gens…

La seule personne qui soit au courant de ces humbles origines, c’est la mère d’Anita. Jefferson dont l’ascendance est à moitié haïtienne, n’en a aucune idée, malgré les attaches professionnelles et la sincère amitié qui le lient à la jeune dame. Quant à Dimitri Droski, ce jeune poulain blanc friand de zouk, de musique konpa et de sexe antillais, il est bien loin du compte.  Anita vient d’un endroit où il y a peu de monde, exposé aux quatre vents, tailladé par les fouets du nordet, tripatouillé par le suroît.  On y mangeait sans façon. On saisissait les croquettes avec les doigts recroquevillés en un faisceau attrape-bonheur et qui formaient une sorte de fourchette de chair. On buvait sa part de sauce à même le chaudron au rebord duquel on collait ses lèvres en aspirant musicalement. Après un rafraîchissement à l’eau de coco, on pissait à chaud dans les sous-bois, parmi les caféiers et les cacaoyers. Les femmes les plus ingambes se tenaient debout pour le faire. Assez réservées, elles se tenaient en retrait, se cachaient sous les manguiers, se cambraient sur leurs jarrets, écartaient les jambes et déplaçaient d’un côté - pour ne pas la mouiller - la fourche de leurs petites culottes. Le cheval blanc, souvent témoin de ce spectacle superbe, se retournait les lèvres, montrait les gencives, reniflait à distance, hennissait, se soulevait la queue en laissant tomber, faute de mieux, du crottin frais à la senteur d’herbe sauvage. 

Une chance insolente a tout recadré en faveur d’Anita. Une lutte intérieure la tourneboule quand même. Deux essences s’affrontent dans la conscience de cette jeune femme à la fois belle et fragile. La campagnarde qu’elle fut vient de temps en temps visiter en cachette la citadine arrivée qu’elle est devenue. C’est une emmerde pour cette tête instruite, désormais accoutumée à la complexité des rapports sociaux, accrochée à la diplomatie des grandes villes, au maniérisme de façade. De là, un vague à l’âme, une fuite continue du regard qui ne peut guère s’attarder sur l’Anita d’autrefois par peur de ne plus l’aimer. Qu’à cela ne tienne. Aux États-Unis, comme dans les civilisations plus anciennes, il a été toujours vrai que la chance sourit aux audacieux.

Sur la fenêtre, un étourneau s’aventure puis s’enfuit. Dehors, quelques enfants devant un fourgon à glaces s’empressent de se faire plaisir. Tandis que la moitié de son lit reste bien faite et le deuxième oreiller demeure immaculé, Anita constate avec peine que ses nuits récentes sont solitaires. Dimitri ne vient plus. Une nostalgie l’envahit qu’elle partage avec sa mère, une sorte de folie à deux. Pour se consoler, elle se rabat sur une glace aux fraises. Elle craint d’être rattrapée par la vérité. Quelle vérité ?  Quel est ce désir inquiet de retrouver le premier monde ?  La seule explication se cache dans le jeu de la mémoire et de l’oubli. Ce serait le paternel manquant, encadré dans une image idyllique du passé. La maison légère à deux portes et trois fenêtres, recouverte de vétiver, construite autour d’un but, avec en tête la hantise de la canicule. Deux cruches d’eau dans une encoignure. Des araignées qui gitent à l’angle des panneaux clissés et de la toiture. La volaille qui caquète et pond à l’intérieur… Un cheval qui déverse l’engrais de ses intestins dans le jardin potager. Un jardin ensemencé par la fiente des passereaux. Cela sent l’enfance et ses merveilles. Comment effacer cela d’une jeune mémoire ?  Comment oublier les petits de la chienne et de la chatte ? Ils mangeaient dans le même bol sans conflit majeur comme si la guerre n’existait pas. Les très jeunes poules, élevées dans la fenaison des halliers, venaient y becqueter également. Un beau jour les uns et les autres montreront les dents, la griffe et le bec. Ô mon Dieu, que ne puissiez-vous pas éliminer la guerre ? C’est la question idiote qui passe par la tête d’Anita… Et pour cause…


Jean-Robert Léonidas

* Extrait de Jean-Robert Léonidas Retour à Gygès, Zellige, Seine-et-Marne, France.

 

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