Littérature et musique de crise*

Faut-il mettre un embargo sur les mots lorsque les choses vont mal ? Faut-il parler de littérature, d’art ou de poésie lorsque la barque d’une nation menacée par les flots se préoccupe de son sauvetage ?
Je me souviens avoir entendu, venant de gens bien intentionnés, des critiques acerbes contre ceux qui à l’heure des crises nationales se mettent à rêver. Ils ne devraient pas laisser suinter de leur plume, exsuder de leur for intérieur la sécrétion tantôt mièvre ou désespérante, tantôt cassante, percutante ou brillante. Comme quoi il faut bannir une certaine écriture, mettre la poésie au rancart au moment où les besoins primaires deviennent prioritaires. Gare à cette sorte de manie héritée de Maslow!

Le naturel de l’homme fonctionne de façon plus sophistiquée. L’espèce humaine confond aisément le besoin de manger et la nécessité de danser, le plaisir de la chair (ou de la chère) et le désir de créer (ou de procréer). L’état de manque engendre des stratégies de survie qui s’échelonnent de la brutalité à la prière, du geste utilitaire de l’homo faber jusqu’à l’acte le plus gratuit de l’artiste.

L’homme en été, à la veille de la bise, est à la fois cigale et fourmi. La stratification des besoins n’est qu’un commode arrangement didactique. Ceux-ci s’interpénètrent et ne s’étalent pas les uns au-dessus des autres selon une suite de couches superposées. La nature ne marche pas en ligne droite. Elle ne procède pas par bond non plus (non facit saltus). Elle valse comme la planète qui virevolte sur elle-même tout en tournant autour d’autres. Le besoin d’action doit faire carambolage avec celui de penser, de rêver et de créer...
Penseurs et visionnaires, on vous réclame en ces temps de crise. Bardes endormis, réveillez-vous. Poètes disparus, soyez ressuscités ! Vous êtes une grande vague qui s’ignore.
C’est donc le temps d’entendre la musique du fifre sur la place du marché. C’est le temps de la conversation du tambour avec les montagnards. Les plaintes du lambi appellent au travail collectif. Artistes, je comprends votre pusillanimité. Votre frère, le cul-de-jatte, a été massacré qui avait pour seul membre sa gorge férue de musique et qui dans les parvis du temple avait chanté la volonté et la victoire du peuple. On a cassé la guitare du chantre de la dissidence. On a incendié la cathédrale du souvenir. On a défroqué des prêtres, défloré des vestales. On en a trucidé d’autres, porteurs de rêve, véritables écrins de la poésie de l’avenir. On a contaminé à grands coups de papier vert le regard jadis clair de certains. On a voulu bannir la musique racine, par peur de la balistique du mot et de la parole qui tombe dans le mille. On a tremblé devant la beauté pure, devant la magie de la littérature et de ses succédanés, devant la force créatrice d’une foule qui chante et danse, qui réclame son dû, son lopin, ses pois et riz, son ajoupa, son bleu de chauffe, ses souliers. Il n’y a que des pygmalions à donner vie à des rêves de pierre.

Ô rêveurs, rêvez. Ô musiciens, chantez, paralysez les bandits de votre charme de couleuvre... L’art est incantatoire ; il adoucit les mœurs meurtrières des armes sans âme et apprivoise au moins pour un temps les dangereux naufragés de l’esprit, victimes de la cocaïnomanie. Ô foules, rassemblez-vous, envoyez des toyas et surtout ne vous trompez pas de cible.
On n’aura plus peur de vous lorsque vous aurez retrouvé la chemise qu’on vous a volée, la paire de savates qui vous a longtemps manqué.  Frère cul-de-jatte, on n’oubliera ta chanson que lorsque nos plaines et nos mornes seront peuplés de mille taureaux (et de vaches laitières) qui paîtront dans le pâturage de nos rizières régénérées, de nos montagnes reverdies.
Prêtre vodou, on arrêtera de te craindre seulement lorsque ton peuple aura trouvé à manger, lorsque ton frangin aura engrangé du manioc, lorsqu’il pourra planter le couteau dans l’igname, lorsque tes imprécations, filles légitimes de ta colère, se changeront volontiers en glorias et en magnificat. Poètes, musiciens, chanteurs, paroliers, c’est à vous d’élever la voix, de pousser la chansonnette au temps des crises.
Soyez le poil à gratter qui donne le prurit à ceux-là, visibles ou invisibles, qui font du surplace sur la bicyclette de l’histoire.
Vous êtes une grande vague qui s’ignore. Que votre mot et votre action servent de moteur à la barque !
Allez, mettez-y le turbo!

Jean-Robert Léonidas

*Sources : Jean-Robert Léonidas, Ce qui me reste d’Haïti. Fragments et regards. Cidihca, Montréal

Aucun commentaire pour ce contenu.