Deux belles amours*

Lorsque j’écris, comme une bête d’habitude, je me retrouve dans une posture où tous mes sens sont en alerte. Me reviennent alors les chants, les sons et les frissons de l’enfance, les images et la luminosité du cinéma de la vie, les odeurs du passé agréables ou moins bonnes qui font la queue pour réclamer leur place comme des tableaux sur la cimaise de mon présent. Je dois forcément faire le tri et j’ai du mal à m’occuper d’autre chose. Il y a ceux qui écrivent en musique. Ils composent des textes de valeur, alors que se déroulent en arrière-plan les mouvements d’une œuvre musicale majeure qu’ils écoutent plus ou moins attentivement. C’est un talent extraordinaire que de pouvoir le faire. Je n’ai pas ce talent. Je ne jouis pas d’un tel bonheur. Je suis trop envahi, trop passionné ou trop con.

D’autres lisent en musique. C’est peut-être bien. Quant à moi, ce n’est pas ma tasse de thé. Les lettres ont leurs couleurs, les consonnes leurs sons. C’est déjà beaucoup de choses qui envahissent mes pores et mes écoutilles. On peut ne pas aimer la musique du texte qu’on lit, mais il y a toujours des sons qui s’en dégagent même si parfois ils font mal à l’oreille.

Lorsque j’écoute une vraie symphonie, tant de beauté intervient à travers les accords plaqués et les arpèges, tant de fraîcheur effleure ma peau, tant d’images occupent le devant de mes pupilles ! Je ne peux pas prêter attention à autre chose.  Je n’ai pas la capacité de m’atteler à des taches multiples comme d’autres sont doués pour le faire. Pour lire je m’isole.  Je me mets en condition pour écouter un concerto. Je me retire pour écrire. Car quand je travaille mes textes, c’est de sueur et d’effort qu’il s’agit. Je suis alors sous la dictature de mes sens, soumis à des sensations venues de toutes parts.  Je trime dur pour mettre de l’ordre dans tout cela.

Ma façon de faire autrement ? Il y a un rhum qui se distille à partir des mots. Je l’absorbe sans mélange, je picole en solo, je bois cul-sec comme un têtu, comme on absorbe le calice tout entier jusqu’à en lécher le fond.

Ma capacité de faire plusieurs choses à la fois est tellement restreinte que j’ai dû poser un acte de désamour. Mes proches connaissent la rengaine, ce cheval de retour qui hante mes mots et mon vocabulaire.

Je plaque mon épouse, je rejoins ma maîtresse. Je ne suis plus toubib, je suis un littéraire. Sous les manguiers d’Haïti, je partage mon hamac avec deux belles amours : je suis fou de lecture et je vis d’écriture.

(* Texte de Jean-Robert Léonidas, écrivain haïtien. Extrait de L'Impertinence du mot, avec Hélène Tyrole, Riveneuve, janvier 2018)

Aucun commentaire pour ce contenu.