Haïti, les couleurs du miracle

Paris, mars 2010.  Après la publication de son beau livre, l’écrivain haïtien Jean-Robert Léonidas est interviewé par le Congolais Caya Makhélé.
Essayiste, romancier et poète, Jean-Robert Léonidas a été comme ses collègues Jean-Claude Fignolé, Lionel Trouillot et Dany Laferrière, fortement ébranlé par le séisme qui a meurtri Haïti le 12 janvier dernier. Avec Rêver d’Haïti en couleurs*, il pose un regard mémoriel sur les répercussions de ce drame. Entretien.

Continental : Votre dernier livre montre la richesse et la diversité des créateurs haïtiens. Peut-on se faire une idée du patrimoine artistique qui a été dévasté ? Je pense notamment à un tableau comme Le Serment des ancêtres…
Jean-Robert Léonidas : Lorsqu’un pays comme Haïti tombe, c’est un énorme musée qui s’effondre. Plus qu’un musée, un gigantesque foyer culturel.  Sous ce ciel des Antilles où l’Afrique transplantée a été forcée de survivre avec un peu d’Europe dans les veines, un miracle de l’adaptation s’est accompli au cours des siècles. Le nouveau-né s’appelle l’homme haïtien, génial et artistique. Parmi tout ce qui a été détruit, le musée du Panthéon National est encore debout. Celui du Collège Saint-Pierre est endommagé. Je n’ai aucune idée de l’état des galeries de Port-au-Prince, de Pétionville ni de Jacmel. Chaque maison privée à Port-au-Prince était un réservoir de tableaux signés d’artistes plus ou moins connus. Chaque quartier avait ses artistes, les vendeurs de tableaux de la Place du Bicentenaire ou de la Place d’Italie. Évaluer la perte en ce qui concerne l’art, et surtout en nombre d’artistes disparus, est une gageure. Bien sûr, le moment venu, on connaîtra le destin des pièces maîtresses qui ont été rassemblées et classées ici et là. Quant au Serment des ancêtres signé en 1822 par le peintre guadeloupéen Guillaume Guillon-Lethière, nous savons qu’en 1999 il se trouvait au Palais National, mon collaborateur Frantz Michaud l’y avait alors photographié. Cette photo figure d’ailleurs à la page 175 de Rêver d’Haïti en couleurs.
Comment la musique, la peinture et la littérature sont-elles devenues les vecteurs de la présence d’Haïti dans le monde, alors que les créateurs ne bénéficient ni de subvention ni d’aide à la création ?
→ Il y a eu la traversée de l’Atlantique. Il y a eu la guerre d’indépendance, les occupations et les mises sous tutelle. Dans le temps, les esclaves communiquaient entre eux par les mimiques, les signes sous-entendus, le tambour ou le lambi, l’énorme coquillage musical qui lançait le signal du rassemblement… Plus près de nous, on découvre la signalétique des danses folkloriques, les messages des chansons carnavalesques, les inscriptions murales dans les rues, les messages inscrits sur les devantures des camions de transport, sortes de bandes dessinées au grand air, magnifique ersatz, remplacement génial de l’écriture, qui n’était pas encore à la portée de tous. Il y a eu la percée internationale de notre peinture et de notre musique. Puis l’écriture venue distiller son parfum le plus exquis, le plus moderne, jusqu’à atteindre le pic des récents prix littéraires internationaux. Vous voyez, nous nous faisons entendre par l’art, la peinture, la musique, l’écriture. Tout cela, c’est la ligne directe qui nous relie à l’extérieur. Sans standardiste, qui arrive d’emblée aux oreilles, que dis-je, au cœur du monde. C’est pour cela que les créateurs haïtiens, avec ou sans subvention, avec les moyens du bord, ont appris à crier leur vérité, leurs souffrances, leurs frustrations, mais aussi leur bonheur d’avoir pu vivre et survivre, d’avoir pu jouer à la marelle entre les brisures d’une terre meurtrie, entre les fractures du temps…
  De quelle manière votre œuvre contribue-t-elle à la compréhension d’Haïti ?
→Toute écriture doit avoir, même sous le châle, une vocation révélatrice, si ce n’est didactique. Depuis 1991, j’ai subrepticement glissé de l’écriture scientifique vers l’écriture tout court. Je présentais des articles à la rubrique culturelle de l’hebdomadaire new-yorkais Haïti-Progrès. C’étaient des comptes-rendus de lecture d’œuvres haïtiennes, et aussi des incitations à aller faire du tourisme pays, à aller reboiser Haïti. Mon premier essai, Sérénade pour un pays ou la génération du silence, m’a permis de pénétrer le sanctuaire de l’écriture pour faire entendre une voix de caducée sur certaines vérités de mon pays. Puis avec Prétendus Créolismes, le couteau dans l’igname, j’ai voulu banaliser le faux contentieux entre le français et le créole, montrer le mutuel enrichissement des deux langues, pour l’avancement de notre culture. Mon roman Les campêches de Versailles ne se déroule pas dans un certain palais de France, mais fait un clin d’œil à un quartier de Jérémie, ma ville natale qui porte le même nom.
Le dernier travail que j’ai réalisé est bilingue, histoire d’élargir l’éventail de mon lectorat. Rêver d’Haïti en couleurs/ Colorful dreams of Haiti raconte, à travers les photographies de mon complice Frantz Michaud et mes propres mots, un pèlerinage que les artistes peintres de la diaspora ont opéré à la Mecque culturelle du Champ de Mars de Port-au-Prince, à Pétionville, à Jacmel. C’était un prétexte pour tenter de dévoiler au monde plusieurs aspects de notre richesse artistique, de dire en passant que le fondateur de Chicago, Jean Baptiste Pointe du Sable, est né en Haïti à Saint-Marc, que le plus grand naturaliste franco-américain, Jean-Jacques Audubon, est né aux Cayes, que nous avons aidé les Américains à la bataille de Savannah.
  Quelles répercussions les évènements récents ont eu sur votre œuvre ?
→ Depuis le 12 janvier 2010, je suis un autre homme. Et le mot de Valéry devenu presque un poncif, m’est passé par la tête : « Nous autres, civilisations, nous réalisons maintenant que nous sommes mortelles ». Le contenu de mes œuvres va sûrement en être marqué. On dit toujours que le malheur a des retombées heuristiques, que la bonne littérature prend souvent naissance au milieu des revers. Si cela est vrai, le ciel, nous étant récemment tombé sur la tête, a dû déverser sur nous d’abondantes ondées de bénédictions et d’inspiration…

(*) publié à Montréal aux Éditions du Cidihca , avec le photographe Frantz Michaud

Propos recueillis à Paris par l’homme de théâtre et écrivain congolais Caya Makhélé (Continental n°90, mars 2010).

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