Jérôme Ferrari confirme avec "Balco Atlantico" notre désir sauvage d'affirmer notre propre vie

Dépouillée, elle s'enroule de ce corps déchu et l'embastille de ses bras nubiles. Ils ne forment qu'Un à l'image du mythe de l'Androgyne de Platon. Virginie, l'une des voix de ce roman s'enveloppe du suaire de celui qu'elle a toujours admiré, tel le serpent d'Asklépios autour de l'arbre de la Vie à présent effeuillé. Cette première scène du roman fort et solaire de Jérôme Ferrari nous plonge in medias res dans l'univers tragique, antique et pourtant nous sommes à Corte dans un petit village corse aux ruelles escarpées ! 


Edité en février 2008 chez Actes Sud, ce roman est un volcan insulaire, un bouillonnement d'existences ! 

Les thèmes abordés rappellent ceux convoqués dans les films de Wong Kar-Wai, à savoir la mémoire, les souvenirs, l'exil, l'errance... des échos existentiels qui meuvent la terre des Hommes de la Chine à la Corse. 

 

Le livre s'ouvre sous les vagissements de la douleur et l'ultime reptation d'une jeune fille nommée Virginie dont l'étymologie latine "Virgo, Virginis", qui a donné vierge, est sibylline. La Pulcher Dolorosa remplace la figure de la Madone éplorée ; la Mater Dolorosa pleurant son fils sacrifié. Fils de Terre de Sienne, Virginie drapée de la figure de la Vierge païenne, pleure son amant maculé de boue sanglante ; Stéphane Campana, victime de deux balles mortellement logées. Ainsi, le Corps et le Sang de ce nationaliste corse voué pour ses facultés intellectuelles au sein du groupe auquel il œuvrait, gît. Et la transsubstantiation a lieu ! 


Un martyr est né : " Stéphane lui-même venait d'entrer dans le jardin lumineux des martyrs dont les parfums célébraient le couronnement d'une vie parfaite." De cet amour chaste qui les unit dans un Ici et un Ailleurs, le lecteur retiendra la combustion du plaisir qui s'opère à travers la contemplation du regard, pour ne rien profaner et ne pas blesser cette jeune biche au flanc vierge par l’archer qui débande son arc trop tôt. Rencontrés quand elle avait treize ans et lui, son aîné de plus d'une dizaine d'années et marié à une autre femme, " ils ne font pas l'amour (...) ce qu'ils font attend d'être nommé". " Il est assis sur une chaise en face d'elle. Il la regarde pendant de longues minutes. Il mourrait plutôt que de la toucher".


Dès lors, l'apprivoisement passe d'abord par la fulgurance du regard en attendant que "sous [sa]robe, il n'y [ait] plus le code pénal" comme le chantait Léo Ferré dans Petite. Sirotant sa grenadine, il ne manque pas de lui apporter pendant les réunions du week-end au bar de sa mère, un petit cadeau. Le sceau du désir réside donc dans l'émerveillement de l'esthète qui transfigure la matière... à l'instar de Swann qui voit en Odette, la Sephora de Botticelli. 

Les années passent et il se laisse à son tour happer par ce ballet amoureux aux cimes impossibles. Pour conjurer la loi trop lente du cadran de fer, Virginie patiente... nue, étendue sur son lit, elle s'offre en libation en guise de Sainte venaison à l'œil qui vient se repaître. "Il veut la voir, allongée sur le lit avec les yeux bandés, ouverte comme une carcasse d'animal".


Dissonant, l'éclair de la vue nous frappe par son spectacle avant de s'annoncer sous le coup d'une salve détonnante qui déchire le ciel d'un frisson blanc épileptique. La pénétration de l'image sur la rétine est une gorgée d'air jusqu'à la prochaine excavation d'oxygène dans le mur cryogénisé de la violence qui nous entoure. Elle est pour Stéphane Campana sa fleur de dictame, l'éclat adamantin digne de panser ses plaies : "il avait l'impression qu'elle le préservait de la haine, de la migraine et du dégoût, l'extraire de l'horreur du monde"...


Telle est la rédemption du saisissement poétique qu'offre Virginie à son regardeur et que l'on retrouve sous la plume de Jérôme Ferrari, langue sensorielle et foudroyante de lucidité mordante.  


"Qu'on puisse envisager avec enthousiasme de jeter un nouvel être humain dans le monde, c'est là quelque chose qui me dépasse totalement. En quoi serait-il louable d'extirper du néant un être qui n'a rien demandé, pour le faire devenir à coup sûr la proie des maladies, de la souffrance, du fisc et de la mort - en toute justice d'ailleurs, si on pense que lui-même récompensera ses géniteurs de leurs soins en les envoyant pourrir dans une maison de retraite...?"


"Ou bien n'y a-t-il plus rien qu'un voile blanc sous un ciel noir ?" comme l'évoque le regretté poète Jean Follain (1903-1971). Le damier sera rouge et blanc. Le sang de l'hymen finira par couler mêlé à celui des Hommes. À l'aube de son efflorescence et impatiente, la Vierge s'offre à un quidam qui la "baise" : 

" – Ça te plaît de baiser ? Tu voudrais baiser encore ?

Elle répétait le mot vulgaire, de manière factice, pour en faire ressortir toute la vulgarité, avec une espèce d'obstination méchante."


Saignée qu'elle ne partagera pas avec l'élu de son cœur et qui accélérera malgré elle la machine infernale. Amer sacrifice de l'éphèbe déflorée par l'orgueil ithyphallique, sur un pieu sans Amour. Ingrédient pourtant indispensable pour faire triompher la Trinité fraternelle ; sel des Hommes. Regard impavide, inébranlable et d'une pesanteur grave, Virginie divorcée de Marie est bien seule à fouler cette terre d'impiété.


N'est-ce pas de l'Amour que naissent les plus grands édifices de l'espoir ? Le fleuron de la langue latine veut que Maria soit aussi le pluriel de "mer" ; celle qu'Hayet célébrera en admirant les couchers de soleil sur l'esplanade Balco Atlantico qui longe l'océan, en se demandant "où est l'échappatoire ? [car]la mer est derrière." La voix d'Hayet qui nimbe le roman d'un souffle frais – jeune marocaine arrivée en Corse avec son frère – est la lame de fond de l'océan de la Nostalgie. Le soleil s'enfonce déjà dans l'Atlantique ; un poudroiement de lumière dans un brouillard qui s'épaissit...à la recherche d'un monde meilleur mais "nous ne changerons pas le monde. Nous n'en effacerons pas les frontières pour le ramener à l'unité".


De ces amours tangibles pour un homme dressé sur l'autel de la vénération, celui de la Terre natale ou fraternelle jusqu'à tuer l'altérité, se dévide l'écheveau du destin de plusieurs personnages qui s'entrecroisent. Chacun essaye de rendre son monde habitable en s'isolant dans la poursuite d'une Idée ; l'Amour obsessionnel, "un rêve [que Virginie] a construit toute seule, un rêve dont elle s'est rendue prisonnière", ou la Foi en des valeurs fanées dans un Olim florebat ("Autrefois florissait", topos littéraire dans lequel le passé est toujours mieux que le présent plongé dans l'âge des ténèbres). 

Emprisonnés dans la mythologie de murs invisibles, les Hommes s'enferment dans l'incompréhension.

 

Alors comment pallier la prescience d'un silence opiniâtre, si ce n'est en s'inventant un fantôme ? Théodore, professeur d'ethnologie interné pendant deux ans en hôpital psychiatrique pour excès de mémoire, tente de s'abstraire de cette vacuité en s'inventant un drôle de parèdre à l'identité floue. S'agit-il d'un "monstre" ou d'un "héros" de guerre ? 

On entend les pleurs de sa guérison qui le renvoie à sa solitude : "J'aurais pu continuer à vivre avec lui. Je ne m'étais jamais senti aussi seul." 


Pour notre bon plaisir, l'auteur écrit de belles pages débordantes d'alacrité qui relatent avec empathie ses débats intérieurs. Le captif de ses pensées "se plaisait beaucoup à évoquer l'ampleur de son héroïsme dans un récit alambiqué". Qui n'a jamais espéré avoir un ami imaginaire pour nous conter des histoires ? 

 

Désormais, il appartient aux autres de dresser l'obélisque de la Mémoire sur la place publique car "nos vies seront racontées par des gens qui ne savent rien des merveilleuses histoires" qui couvrent notre nudité. Jérôme Ferrari redonne la voix à ces ectoplasmes de papier sous la coupole spleenétique de la mémoire que l'homme fixe avec les épingles du souvenirs sur le mur flottant de sa vie. De cette façon, Théodore note à bon escient les rencontres et les événements journaliers sur un carnet : 

"J'éprouve peut-être une nostalgie terrible pour des choses qui n'existent pas. Mais je ne veux pas perdre cette nostalgie."


Une rotondité anamnésique en lignes brisées qui finit par mélanger fiction et réalité dans un temps aoriste qui n'existe probablement pas. Le présent se noie dans l'aube pluvieuse de ce qui appartient déjà au passé en le transformant en souvenir. Âmes esseulées perdues dans le lacis d'un passé inéluctablement présent et ne sachant comment rompre le nœud gordien du chaos, elles ne laissent apparaître qu'un tissu d'élucubrations. En effet, "si ce que nous rêvons s'inscrit  parfaitement, et de manière cohérente, dans le cours de notre vie normale, comment différencier le souvenir du rêve et le souvenir d'un événement réel ?" L'aragne tisse ses souvenirs en vain, les fils se superposent comme la technique musicale du contre-point qu'adopte le style fugué de ce merveilleux ouvrage polyphonique mélangeant récit et poésie de l'instant.


Une fiction aux accents de vérité sur la solitude, l'amour, l'espoir, "le poids de la désillusion", la dévoration de l'homme où "la violence féroce d'un instinct de horde, un désir sauvage d'affirmer sa propre vie contre celle de l'autre" est le versant obscure qui nous consume ! 


Virginie Trézières


Jérôme Ferrari, Balco Atlantico, Actes Sud, octobre 2012, coll. "Babel", 192 p. - 7,00 euros

Première édition, Actes Sud, janvier 2008

2 commentaires

Un volcan insulaire taillé comme un diamant ! Une subtile construction en écho, des portraits, des destins : la Vie !

Bonjour, j'adore Balco Atlantico que je trouve tres singulier dans l'univers de Jerome Ferrari: si on reconnait volontiers a cet auteur un grand talent pour sa grille de lecture et son ambition philosophiques, pour ses pages magnifiques sur la memoire, pour ses fulgurences sur l'origine de la violence chez les hommes, c'est plus rare d'entendre dire que c'est un grand poete.  IHMO (In My Humble Opinion :)), ce livre a une vraie force poetique, erotique en diable;  la liaison amoureuse entre Virginie Susini et Stephane Campana a un parfum d'absolu, de sacre, de mystique qui m'a ebloui.

Aussi je regrette de ne pas comprendre votre critique, par manque de vocabulaire ou de culture a n'en pas douter.