"Nos dimanches soirs", Jérôme Garcin célèbre 60 ans de l'émission "Le Masque et la Plume"

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Plus vieux que le Jeu des mille francs (devenus euros), tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change ou ne le change pas, le Masque et la Plume. Pour célébrer les soixante ans de ce pilier de France Inter, Jérôme Garcin publie Nos dimanches soirs, recueil de souvenirs, d’anecdotes et de portraits souvent drôles, et émouvants plus souvent encore.


Jérôme Garcin, animateur du Masque et la plume, lâcha un jour par inattention une forme de conditionnel présent qui semblait bien moins relever du verbe dissoudre que d’un verbe dissolver. Fair-play, il n’hésita pas à lire intégralement, la semaine suivante, la lettre qu’il avait reçue d’un auditeur qui s’étonnait, railleur, qu’un défenseur de la République des arts et lettres pût commettre un tel faux pas grammatical.


Ce petit épisode du Masque fait l’objet d’un chapitre de l’ouvrage Nos dimanches soirs, dans lequel Garcin a réuni un certain nombre de souvenirs attachés à l’émission qu’il présente depuis un quart de siècle, mais qui fut créée il y a soixante ans. On peut cependant se demander pourquoi il n’a pas commencé son travail de contrition grammaticale dès la couverture, puisque le bon usage en français eût consisté à écrire pour le titre Nos dimanches soir, sans –s à soir. Le pluriel soirs fait partie de ces licences peu poétiques que l’on tolère depuis quelque temps, mais sans doute y a-t-il dans ce relâchement un acte délibéré, destiné à prouver que les soixante bougies qu’on vient de signaler n’empêchent pas le Masque, émission iconoclaste lors de sa création par Michel Polac et François-Régis Bastide sous l’égide du facétieux Jean Tardieu, de rester très djeun dans son esprit.


Nos dimanches soirs n’est donc pas loin, avec ses airs de ne pas trop y toucher, d’être un exercice d’équilibriste. Garcin rend hommage aux anciens du Masque tout en soulignant les vertus de la Nouvelle Garde. Mais n’est-ce pas, finalement, la qualité de tout travail historique bien conçu ? si la plongée dans le passé ne s’accompagne pas d’un retour vers le présent, à quoi bon ?


Il y a, en fait, trois facettes historiques dans ces « mémoires professionnels ». La première est ce qu’on pourrait appeler la galerie des grands anciens, défunts pour la plupart. Ces portraits révèlent que derrière les saltimbanques du Masque, derrière leur masque — car Garcin souligne sans doute à juste titre que l’une des raisons du succès de l’émission est qu’elle tient du cirque, et qu’elle a ses Auguste et ses clowns blancs — se cachaient et se cachent des destins souvent peu gais, expliquant le côté provocateur de certains. Dépression chronique de Jean-Louis Bory, capable de faire éclater de rire toute une salle en racontant à sa manière la dernière séquence d’Opération Tonnerre, tourments sexualo-existentiels de Bastide et de Polac à la fin de leur vie, désintérêt pour le « siècle » d’un Georges Charensol (auteur de la première histoire du cinéma jamais écrite) ou d’un Jacques Siclier (longtemps critique cinématographique du Monde), eczéma terrifiant de Jean-Didier Wolfrom, chroniqueur littéraire. Ces éléments biographiques n’ont jamais le goût rance des arrière-boutiques : ils permettent de mieux comprendre les choix esthétiques de chacun, puisque, quoi qu’on puisse dire ou penser, la vie d’un écrivain ou d’un critique ne manque pas d’avoir un retentissement sur ses théories et sa pratique littéraire. Nous comprenons tout d’un coup pourquoi Michel Ciment, membre de la Vieille Garde et bientôt octogénaire mais toujours vaillant, est un universitaire qui tient compte de la morale et des émotions dans ses analyses et qui ne méprise pas le genre du mélodrame : un secret de famille n’est sans doute pas étranger à cette combinaison paradoxale (en tout cas en France, où le mot pathos est devenu un gros mot). Regrettons en passant que le nom d’Odile Grand ne soit jamais mentionné dans ces Dimanches : ce fut l’une des premières voix féminines du Masque et l’une des plus attachantes.


L’autre facette historique de Nos dimanches soirs est tout à la fois politique, idéologique et technique, ces trois aspects se rejoignant dans une large mesure. Sans doute les jeunes générations pourront-elles s’étonner de l’importance que l’on accordait il y a quarante ans — et que lui-même accordait — à l’homosexualité de Jean-Louis Bory, mais il faut qu’elles sachent que, quand celui-ci participait à une émission télévisée sur l’homosexualité, justement, il trouvait en face de lui un médecin qui entendait lancer le débat en lui demandant : « Dois-je vous appeler Monsieur ou Madame ? » On découvre aussi, à travers certains extraits du courrier des auditeurs, combien une partie de la France du Masque, oui, même de la France du Masque, pouvait être antisémite dans les années soixante et soixante-dix. On se remémore — on l’avait oublié parce qu’on oublie souvent les choses désagréables — le rôle de la censure sous De Gaulle. Internet n’est certainement pas un royaume où coulent le lait et le miel et ses fleuves sont souvent des torrents de boue, mais il aura contribué à libérer, dans le bon sens du terme, l’information. Ou, tout simplement, il l’a rendue possible. Nous nous souvenons encore des cris de surprise dans la salle lorsque François-Régis Bastide annonça la mort de Bory. La plupart des spectateurs l’ignoraient alors que Bory s’était suicidé plusieurs jours plus tôt.


La troisième facette est tout simplement l’histoire personnelle de Jérôme Garcin. Si l’on peut reprocher à certains de ses ouvrages d’être un peu égocentrés, autobiographiques, lorsqu’ils prétendent être tout autre chose, c’est précisément l’inverse qui se produit ici. Bien sûr, comme nous l’avons déjà plus ou moins dit, il n’est pas sûr que des lecteurs de vingt ans — si lecteurs de vingt ans il y a pour ce type de publication — vibreront beaucoup à l’évocation de ces dimanches soir passés à écouter le Masque sur un transistor parfois crachotant à une époque où le mot podcast n’existait pas, mais tous les gens qui, comme Garcin, ont éprouvé, alors qu’ils étaient encore lycéens ou étudiants, l’étrange plaisir de cette transgression respectable qui consistait à écouter en douce, la nuit venue, loin des parents, une émission où se bousculaient les noms de Molière, d’Antonioni, de Chabrol, de Goldoni et de tant d’autres phares, vivants ou morts, oui, tous ces gens-là se reconnaîtront dans ces trois cents pages. On aimerait simplement, même si le Masque est et doit rester un cirque, que Garcin le présente en usant du même ton que celui dont il use dans ce volume. Puisse-t-il, à l’oral, renoncer à certains sarcasmes faciles et faire résonner autant d’humanité que celle qu’il fait passer ici sur le papier.


FAL



Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, Bernard Grasset/France Inter, novembre 2015, 19,00€

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