Joan Didion. Extrait de : Le Bleu de la nuit


EXTRAIT > 

Le 26 juillet 2010.

Elle fêterait aujourd'hui son anniversaire de mariage.

Il y a sept ans, jour pour jour, nous sortions de leurs boîtes les colliers de fleurs et déversions l'eau dans laquelle le fleuriste les avait livrés sur la pelouse devant la cathédrale St. John the Divine, sur Amsterdam Avenue. Le paon blanc faisait la roue. Les orgues résonnaient. L'épaisse natte qui lui tombait dans le dos était piquetée de fleurs de stéphanotis. Elle s'était recouvert la tête d'un voile de tulle et les stéphanotis s'étaient décrochés. On apercevait, à travers le tissu, la fleur de frangipanier qu'elle s'était fait tatouer juste sous l'épaule. « Allons-y », avait-elle murmuré. Les petites filles en robe diaphane, guirlandes de fleurs autour du cou, avaient remonté la travée en sautillant et l'avaient escortée jusqu'à l'autel. Une fois tous les mots prononcés, les petites filles avaient franchi avec elle les portes de la cathédrale et, passant devant les paons (les deux paons d'un bleu-vert scintillant et l'unique paon blanc), l'avaient suivie jusqu'au presbytère. Il y avait des sandwichs au concombre et au cresson, un gâteau couleur pêche de chez Payard, du champagne rosé.

Tout cela selon son choix.

Un choix sentimental. Des choses dont elle se souvenait.

Je m'en souvenais, moi aussi.

Lorsqu'elle avait dit qu'elle voulait des sandwichs au concombre et au cresson à son mariage, je l'avais revue, disposant des assiettes de sandwichs au concombre et au cresson sur les tables que nous avions installées autour de la piscine pour le déjeuner le jour de ses seize ans. Lorsqu'elle avait dit qu'elle voulait des colliers de fleurs à son mariage plutôt que des bouquets, je l'avais revue, à trois ou quatre ou cinq ans, descendre d'un avion sur la piste de Bradley Field, à Hartford, arborant la guirlande qu'on lui avait passée autour du cou la veille au soir à son départ d'Honolulu. Il faisait moins quinze ce matin-là dans le Connecticut et elle ne portait pas de manteau (elle n'en avait pas mis quand nous étions partis de Los Angeles pour Honolulu, nous n'avions pas prévu d'aller jusqu'à Hartford) mais cela ne lui posait pas le moindre problème. Les enfants qui ont des colliers de fleurs ne portent pas de manteau, m'informa-t-elle.

Un choix sentimental.

Le jour de ce mariage, tous ses choix sentimentaux avaient été exaucés, sauf un : elle aurait voulu que les petites filles entrent pieds nus dans la cathédrale (un souvenir de Malibu, elle marchait toujours pieds nus à Malibu, elle ramassait sans cesse des échardes sur le ponton en bois de séquoia, des échardes sur le ponton et du goudron sur la plage et des éraflures sur les clous du petit escalier entre les deux, soignées à la teinture d'iode), mais les petites filles avaient des chaussures neuves pour l'occasion et avaient voulu les porter.

 

MR. ET MRS. JOHN GREGORY DUNNE

ONT LE PLAISIR ET L'HONNEUR DE VOUS CONVIER

AU MARIAGE DE LEUR FILLE

QUINTANA ROO

ET DE

M. GERALD BRIAN MICHAEL

LE SAMEDI VINGT-SIX JUILLET

A QUATORZE HEURES

 

Les stéphanotis.

Était-ce, là encore, un choix sentimental ?

Se souvenait-elle des stéphanotis ?

Était-ce pour cela qu'elle en avait voulu, était-ce pour cette raison qu'elle en avait piqueté sa tresse ?

Dans la maison de Brentwood Park où nous avons vécu de 1978 à 1988, une maison si résolument conventionnelle (deux étages, hall d'entrée central, volets aux fenêtres et boudoir en enfilade de chaque chambre) qu'elle en devenait presque un parangon d'architecture locale (« leur demeure résidentielle de Brentwood » – ainsi désignait-elle la maison à l'époque où nous l'avions achetée, claironnant ainsi du haut de ses douze ans que ce n'était pas sa décision, pas son goût, en enfant soucieuse d'afficher la distance dont tous les enfants s'imaginent avoir besoin), il y avait des stéphanotis devant les portes de la véranda. J'en effleurais les fleurs cireuses quand je sortais dans le jardin. Devant ces mêmes portes, il y avait aussi des plants de lavande et de menthe, une jungle de menthe, qui devait sa luxuriance à une fuite de robinet. Nous avons emménagé dans cette maison l'été avant son entrée en cinquième au collège qui s'appelait encore, à l'époque, l'École pour filles de Westlake à Holmby Hills. Comme si c'était hier. Nous en sommes partis l'année de sa sortie de l'université Barnard. Là encore, comme si c'était hier. Les stéphanotis et la menthe étaient morts entretemps, détruits après que l'acquéreur de la maison eut exigé qu'on la débarrasse des termites en la bâchant et en vaporisant du Vikane et de la chloropicrine. Au moment de faire son offre, cet acquéreur nous avait fait savoir par l'agence immobilière, argument semble-t-il destiné à sceller la vente, qu'il voulait cette maison parce qu'il voyait bien sa fille se marier dans le jardin. Quelques semaines plus tard, il nous demandait de vaporiser le Vikane qui détruirait les stéphanotis, détruirait la menthe et détruirait également les magnolias roses dont la fillette de douze ans qui portait un regard si délibérément distant sur notre demeure résidentielle de Brentwood avait pu jusqu'alors contempler les frondaisons depuis les fenêtres du boudoir de sa chambre à l'étage. Les termites, j'en étais sûre, reviendraient. Les magnolias roses, j'en étais tout aussi sûre, ne reviendraient pas.

Nous avons conclu la vente et déménagé à New York.

Où j'avais déjà vécu, du reste, depuis l'époque où, à vingt et un ans, tout juste sortie de Berkeley, diplôme de lettres en poche, j'avais commencé à travailler pour Vogue (transition si extravagante que lorsque le département du personnel de Condé Nast m'avait demandé quelles langues je parlais couramment, la seule réponse qui m'était venue à l'esprit était le moyen anglais), jusqu'à mon mariage à l'âge de vingt-neuf ans.

Où je vis à nouveau depuis 1988.

Pourquoi, alors, dire que j'ai passé la majeure partie de cette époque en Californie ?

Pourquoi, alors, avais-je éprouvé un tel sentiment de trahison en échangeant mon permis de conduire californien contre un permis new-yorkais ? N'était-ce pas là, pourtant, la plus élémentaire des transactions ? C'est bientôt ton anniversaire, il va falloir renouveler ton permis, ici ou là, quelle importance ? Quelle importance, que tu aies gardé le même numéro de permis de conduire depuis le jour où il t'a été attribué, à quinze ans et demi, par l'administration californienne ? N'y a-t-il pas toujours eu une erreur sur ce permis, de toute façon ? Une erreur qui ne t'avait pas échappé ? N'était-il pas indiqué, sur ce permis, que tu mesurais un mètre cinquante-sept ? Alors que tu savais parfaitement que tu faisais au mieux – (taille maximale, la plus grande que tu aies jamais atteinte, ta taille avant que la vieillesse ne te fasse perdre un centimètre) – alors que tu savais parfaitement que tu faisais au mieux un mètre cinquante-six et demi ?

Pourquoi cette histoire de permis de conduire prenait-elle de telles dimensions ?

De quoi s'agissait-il ?

Est-ce que renoncer au permis de conduire californien signifiait que je ne retrouverais plus jamais mes quinze ans et demi ?

Aurais-je voulu les retrouver ?

Ou bien cette histoire de permis n'était-elle qu'une illustration parmi tant d'autres de « l'apparente inadéquation de l'événement déclencheur » ?

Je mets « l'apparente inadéquation de l'événement déclencheur » entre guillemets parce que l'expression n'est pas de moi.

Elle est de Karl Menninger, qui l'utilise dans L'Homme contre lui-même pour décrire la tendance à surréagir face à des circonstances à première vue ordinaires, voire prévisibles – propension fréquente, nous dit le Dr. Menninger, chez les suicidés. Il cite le cas de la jeune femme qui fait une dépression et se donne la mort après s'être coupé les cheveux. Il évoque l'homme qui se supprime parce qu'on lui a conseillé d'arrêter le golf, l'enfant qui se suicide parce que son canari est décédé, la femme qui met fin à ses jours parce qu'elle a raté deux trains.

Notez bien : non pas un mais deux trains.

Réfléchissez bien à cela.

Songez aux circonstances particulières qui doivent être réunies pour que cette femme jette l'éponge.

« Dans de tels cas, nous dit le Dr. Menninger, les cheveux, le golf et le canari avaient une valeur disproportionnée, si bien que la perte de ces objets, ou même la simple peur de les perdre, a provoqué une rupture émotionnelle dont le choc a été fatal. »

 

© Grasset 2013

© Photo : Aristide Economopoulos-Star Ledger-Corbis

 

Quatrième de couverture >

Après avoir érigé un inoubliable tombeau littéraire à l’homme de sa vie (L'Année de la pensée magique), Joan Didion adresse, dans Le Bleu de la nuit, un vibrant hommage funèbre à leur fille, décédée quelques semaines à peine avant la parution de la Pensée magique aux États-Unis. Mais qu’on ne se méprenne pas : loin d’être une « suite » de la Pensée magique, ce récit serait plutôt son image en miroir, une variation inversée. On y retrouve, intactes, la puissance et la singularité de l’écriture de Didion : sèche, précise, lumineuse face à la nuit. Dans un puzzle de réminiscences et de réflexions (sur la mort, bien sûr, mais aussi sur les mystères de la maternité, de l’enfance, de la maladie, de la vieillesse, de la création…), l’auteur mène un combat acharné contre les fantômes de la mélancolie, des doutes et des regrets. Poignante sans jamais verser dans le pathétique, d’une impitoyable honnêteté envers elle-même sans jamais céder aux sirènes de la complaisance ou de l’impudeur, elle affirme une fois de plus, au crépuscule de son existence, sa foi dans les forces de l’esprit et de la littérature.

 

Joan Didion, née en 1934 à Sacramento, en Californie, est l'une des plus importantes figures des lettres américaines de ce dernier demi-siècle. Romancière, essayiste, journaliste et scénariste, elle a connu la consécration en France avec L'Année de la pensée magique (Grasset, 2007), couronné par le prix Médicis de l'essai, et son recueil de chroniques, L'Amérique (Grasset, 2009).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Joan Didion, Le Bleu de la nuit, traduit de l'anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Flammarion, janvier 2013, 240 pages, 18,60 €


Lire la critique d'Adeline Bronner.

 

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