Une initiation nécessaire au roman d’espionnage : John Le Carré, Une amitié absolue.






Dans cette initiation à la lecture d’espionnage, genre si peu développé en France dans sa composante littéraire, souvent anglo-saxonne, j’ai voulu relire Une amitié absolue de John Le Carré, paru au Seuil en 2004, traduit par Mimi et Isabelle Perrin, non pas comme le lecteur passionné que je suis, mais comme l’auteur de romans d’espionnage.

 Parce qu’il est question, ici, de la technique d’un « maître-espion » qui développe un « montage », plutôt qu’un auteur de « thriller » qui propose un scénario, dans lequel le plan, le redondant « page turner », ou bien le logiciel, offriront une lecture « haletante ».

 John Le Carré n’a jamais utilisé d’autres méthodes d’écriture que celle du mot à mot, chapitre après chapitre. Il développe son projet page après page et l’on s’enfonce dans la maîtrise de l’âme d’un sujet, pris dans les mailles d’intérêts qui le dépassent.

 Plusieurs précisions sont nécessaires au préalable.

Percy Kemp, dans l’interview qu’il donna à Fabrice Arfi pour Mediapart en janvier 2012, précise qu’il n’a jamais été un espion, mais apprécie la qualification de maître-espion, « celui qui maîtrise des réseaux ». L’espionnage d’un romancier de ce genre refuse l’espion caricaturé par le combattant de l’ombre américanisé – très copié par ce genre attrape-tout du Thriller -, mais démontre sans gadget que l’officier du renseignement est le maillage nécessaire, ce facteur humain qui change l’Histoire, victime d’un plan qui le dépasse, qui suit sans le savoir les mécanismes politiques des démocraties ou des dictatures, pour terminer dans la vision globale d’une hiérarchie politique dont seul le lecteur sera le témoin.

Ce terme de montage a été magnifiquement développé par Vladimir Volkoff dans un titre éponyme, paru en 1982 aux éditions Julliard. Il avait reçu le Grand prix du roman de l'Académie française la même année. (Je note de vous faire la chronique de sa tétralogie méconnue, Les humeurs de la Mer, qui me poussa au métier d’écrivain).

 Un montage, c’est la vision stratégique du politique qui s’oppose à la tactique de l’agent sur le terrain. Un montage, c’est un mécanisme que l’on charge pendant des années, souvent par l’opportunité du hasard humain, et dont le politique en détendra le ressort quand les critères d’optimisation lui sembleront optimaux.

 Avec ces deux notions, vous pouvez entrer dans l’écriture d’un Volkoff, d’un Kemp, d’un Green ou d’un Le Carré, en mettant en exergue la qualité de l’homme qui trahira.

 Passons au roman de Le Carré.

« Le soir venu, au son discret d’un concert de chèvres, de chacals, de clairons et de tambours pendjabis au martèlement incessant, le major médite sur la mort, installé sous son margousier au bord du fleuve, tirant sur les cigarillos qu’il appelle des birmans, tout en se désaltérant à un flasque en étain tandis que son grand échalas de fils barbote avec ses congénères autochtones. »

 Le montage est installé. Le futur traître est né dans un pays qui a disparu, dans un temps de roman où Kipling parlait « des Indes ». Il traverse sa jeunesse au milieu de jeunes gens qui ne sont pas encore pakistanais, mais déjà musulmans.

 Sa nounou n’a plus de famille « ils ont été tués lors des grands massacres consécutifs au projet de la Partition, avoue-t-elle, pressée de questions. Massacrés par les hindous dans les gares, les mosquées et sur les marchés ».

 Ted Mundy n’a plus de mère. Il apprendra qu’il n’est pas l’enfant de cette aristocrate qui fut l’épouse de son militaire de père et dont le nom de Stanhope – un duché -, lui permettra de poursuivre sa scolarité dans les plus grandes institutions, mais celui d’une bonne irlandaise, morte en couche.

 Quand le père et le fils quittent le Pakistan qui ne veut plus des Anglais, même ceux nés sur le sol, même ceux qui défendront jusqu’à la mort tous les musulmans, le jeune Mundy porte déjà en lui la matière dont son recruteur fera une bombe à retardement.

 « Mais, Mme McKechnie, qui partage le lit du major, ne caresse jamais la joue de Mundy, comme Ayah, ne lui raconte pas les hauts faits de Mahomet, ni ne remplace son talisman perdu en peau de tigre pour éloigner les angoisses nocturnes ».

 La pension « médiévale » où il est envoyé est une prison pour Mundy, si ce n’est qu’il est repéré par un professeur d’allemand, exilé en Angleterre après la construction du Mur de Berlin. Parce que Ted est polyglotte comme sa mère. « Cette femme parlait n’importe qu’elle langue comme toi et moi un bon rhume. Hindi, panjâbi, urdû, telugu, tamoul, allemand...

« L’allemand ? s’étonna Mundy.

« et le français, comme tous les Stanhope.

 Nous sommes dans le cœur du premier recrutement, la genèse de l’agent Mundy.

 « Mundy est ravi de l’apprendre. Le docteur Mandelbaum lui a déjà révélé le secret de l’allemand. Sans le Doktor, il n’aurait jamais choisi l’allemand, il ne se serait jamais inscrit à des cours hebdomadaires sur la traduction en gothique de la Bible par l’évêque Ulfilas ; sans Ulfilas, (…) fesse à fesse sur un sofa avec une furie hongroise appelée Ilse, qui est arrivée à Oxford, après un safari universitaire dans les pays de l’Est pour approfondir « sa connaissance des origines de l’anarchisme contemporain ».

Décolonisation anglaise-Pakistan-Ayah-Mandelbaum-Ilse la furie-Berlin Ouest.

 Nous trouvons dans cette suite d’étapes qui construisent le futur adulte d’un jeune Mundy à un sérieux Edward, le secret du montage.

 Il y a derrière sa vie une maîtrise lente est sans risque de son futur. Bien entendu, le professeur d’allemand est un agent dormant du KGB, bien entendu, faire rencontrer Ilse n’est pas fortuit, ni sa demande qu’il parte sans elle à Berlin, rencontrer les groupes anarchistes qui combattent « l’impérialisme américain ».

 L’amitié absolue est une des conditions nécessaires à la trahison, nous propose Le Carré. À Berlin, Ted Mundy rencontre le chef de cette guérilla menée par les groupes gauchistes. Il sauve Sasha, qui le promeut son frère pour la vie.

Ted est recruté.

« Tu révéleras à l’espion anglais que le Polonais est un agent infiltré, mais que cette information ne doit pas être exploitée, au risque de compromettre une excellente source potentielle ».

 Sasha l’initie au mensonge, à la duplicité et à la nature du combat clandestin, où Mundy sert un idéal dont le symbole est l’amitié qu’il voue à Sasha. Il sert le MI6, en renseignant Sasha. Sasha est un espion double, officier de renseignement du KGB et informateur du MI6 et Mundy n’y voit qu’une logique-amitié « absolue » : parce que Sasha sait, et Ted ne doit se fier qu’à son ami, confort psychologique ultime.

 « Mais qui est Mundy n°3, quand le n°1 et le n°2 sont partis se coucher ? Qui est la troisième personne qui n’est pas aucun des deux premiers, qui reste éveillée pendant qu’ils dorment, tendant l’oreille en vain pour entendre carillonner les cloches du pays ? Le spectateur silencieux. »

 Dans la chronologie de la chute, il y enfin le doute. La rencontre soudaine du vieux Doktor Wolwang qui lui donne les instructions de Sasha pour des retrouvailles après des années de silence. Le questionnement sur une vie complète qui n’est que la suite de manipulations successives. « Les traîtres sont des divas, Edward. Ils ont des dépressions nerveuses, des crises de conscience et des besoins exorbitants. Les Wolwang de ce monde le savent. Si vous ne leur menez pas la vie dure, ils ne croiront jamais que vous valez la peine d’être acheté. »

 Le Carré est le maître incontesté du montage d’espionnage, il nous amène à un point indiscutable où le sujet du roman, la nécessité d’une nouvelle guerre terroriste, pour la récupération du conflit raté contre l’Irak ainsi que la privatisation du renseignement par des lobbies industriels, devient un facteur non discutable, un mécanisme si puissant qu’il récupère les retraités des agences de renseignement avec leurs réseaux actifs ou non. Il n’y a pas d’armes secrètes, par d’explosions détaillées, pas de James Bond immortel. Les morts disparaissent et les guerres sont silencieuses, horribles et inutiles.

 Mundy, le sympathique personnage, le héros courageux, l’homme d’idéaux et celui qui ne reniera jamais cette amitié absolue, est récupéré, encore, toujours par Sasha.

  « Teddy, mon ami. Nous sommes associés dans un projet historique. Tout ce dont nous rêvions à Berlin nous a été accordé par la Providence. Nous ne ferons rien de violent, de destructeur. Nous allons freiner l’avancée de l’ignorance. »

  « Mais Sasha revient toujours. ».

 Je ne vous donne pas la suite d'une machination qui, comme toujours, dans l’écriture de John Le Carré, vous laisse pantois. Une amitié absolue, m’a semblé pouvoir être l’étape nécessaire à l’initiation de l’écriture du roman d’espionnage, tant sa technique précise de la description de la manipulation de l’âme par le maître-espion est efficace.

À lire ou relire, bien entendu.

 

Patrick de Friberg


John le Carré, une Amitié absolue, Points, avril 2015, 406 pages

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