Voyager au temps de l’URSS

Formidable conjonction des talents, celui de l’écriture et celui de la photographie. Deux maîtres en ces matières, John Steinbeck (1902-1968, Prix Nobel de Littérature en 1962) et Robert Capa (1913-1954), le célèbre photographe, correspondant de guerre et fondateur de l’agence Magnum, croisent leurs savoirs. Un travail mené à quatre mains, les unes pour noter sur des carnets ce que les autres fixent sur des pellicules.
Mieux encore, une œuvre composée à quatre yeux qui observent, enregistrent, se complètent, se comprennent ou se distinguent, consignent et fixent ce qui se voit et se vit, ce qui s’entend et se dit. Sans complaisance, sans médisance. Juste observer, aller à la rencontre, découvrir et percevoir la nouveauté étrangère à son environnement habituel, comparer selon les cas, engranger les impressions, les restituer. C’est le travail de deux amis qui, ainsi que le précise dans sa préface Nicolas Werth, lui-même spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, partagent depuis longtemps une même vision du monde que l’on pourrait qualifier d’humaniste et progressiste. Deux qualificatifs qui les autorisaient de droit à partir en URSS au cours de l’été 1947, un pays entier alors soumis aux stricts impératifs du communisme et à la tête du bloc qui désormais est en face du camp impérialiste et antidémocratique.  
Ainsi réunis, les deux compères suivent un long itinéraire qui a été programmé par l’organisme d’état Voks, créé à Moscou en 1925. But du voyage, être au plus près du peuple russe et donc loin de la politique et du Kremlin. Puis rendre compte dans la sincérité du témoignage. Au total, cinq étapes, près de six semaines de voyage, des centaines de pages, des milliers de photos. Un magnifique résultat que cet ouvrage présente à nouveau, après une première publication par Gallimard en 1949.

Autant dire que Steinbeck et Capa sont sans cesse à l’affut des faits et gestes de la population, dans son quotidien, ses loisirs, ses difficultés, ses joies simples, qui se réveille au lendemain d’une guerre cruelle dont les séquelles sont partout visibles. Entre autres à Stalingrad où sous les décombres, parmi les gravats et les débris d’une ville réduite à néant, les habitants ont survécu en s’organisant le moins mal possible dans les sous-sols et dans les caves.
La police veille, surveille, contrôle, les deux voyageurs sont constamment sur leur garde, les accusations les plus fréquentes portées contre les étrangers concernent l’ivresse et la lubricité. Dans cette société en principe égalitaire, rien qui ne l’est vraiment. Par exemple, il y a les magasins à tickets de rationnement, pas trop chers mais où la qualité est absente, et les magasins libres où on achète presque tout à un prix élevé. À condition d’avoir les moyens ou ses entrées.
Pour les transports, même séparation sociale. Les avantages ou les désagréments correspondent à une hiérarchie implicite, imposée, acceptée, rigide. D’un côté le peuple, de l’autre ceux qu’on appelait les dignitaires du régime.

Parce qu’ils maîtrisent chacun jusqu’au bout leur métier, Steinbeck et Capa instaurent un tête-à-tête permanent et naturel entre les mots de l’un et les images de l’autre. Pour le plaisir du lecteur. Quand le premier, parlant du colonel Denchenko, décrit un homme de belle prestance, au crâne rasé, d’une cinquantaine d’années, portant une tunique blanche, une ceinture et une brochette de décorations sur la poitrine, c’est exactement ce portrait que saisit de près Capa, où tout de l’autorité du militaire est mise en évidence, de la casquette étoilée au bras martial.
Approche identique, semblant non concertée et pourtant cadrée au millimètre quand l’écrivain, en développant ses phrases, raconte l’existence des paysans dans une ferme collective et le photographe dépeint en noir et blanc, jouant sur les contrastes, le labeur des moissons et le déroulement des repas. À tous égards, que ce soit le charme des paysages et l’aménité des locaux, l’excursion en Géorgie leur apparaît malgré les lenteurs des trains ou les fatigues des repas trop copieux comme un temps magique.
Steinbeck regarde la réalité des gens en direct sans interposer le filtre de l’émotionnel sinon celui de la sensibilité. Il accepte les différences, accueille les surprises avec bienveillance, ce qui ne l’empêche pas de caractériser les errements du socialisme. Il dénonce la désinformation, la suspicion, il s’étonne des bas salaires en roubles. Il a le génie de rendre chaque instant vivant et s’en fait l’écho parfait.
Les clichés de Capa s’inscrivent dans la même logique, une vue équivaut à une longue séquence, elle met la durée au niveau du présent. Il élimine, ne montre que l’essentiel, quelques détails lui suffisent pour établir l’ensemble de la scène. L’objectif relaye ainsi le stylo, la meilleure manière de dialoguer. Dans leurs pas, nous récoltons les concombres, nous visitons la maison de Tchaïkovski, nous entrons au Goum sur la Place Rouge, nous allons au stade Dynamo pour une grandiose célébration, nous dînons avec Mamouchka. Ce qu’ils disent et rapportent visuellement de leur séjour à Kiev et en Ukraine pourrait être encore valable en cette période actuelle de guerre.
On se trouve de plain-pied avec l’univers soviétique si éloigné du modèle américain. Avec eux, on est passé au-delà du rideau de fer.

Dominique Vergnon

John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, 190x240 mm, 69 illustrations, Gallimard, octobre 2022, 304 p.-, 38€

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