Steinbeck & la trilogie du travail

Il est parfois des nouvelles réjouissantes, fait si rare que l’on ne peut s’imposer de ne point la partager : voilà donc au grand jour un-mal-pour-un-bien qui cristalise toutes les peurs, à peine quelques semaines après sa mise en service ; alors que cela fait des années que l’on vous prédit le pire et que personne n’écoute. Ainsi, Mary Rasenberger, directrice du groupuscule d’écrivains américains Authors Guild, est en proie à un vent de panique indicible car elle vient de constater qu’Amazon propose déjà plus de 200 livres écrits par… ChatGPT – à peine trois mois après son lancement –, et que ces objets industriels vont inonder le marché et donc propulser nombre d’auteurs au chômage. Et c’est là que l’on jubile ! Exit les auteurs inutiles, ces obsédés du nombril, des qui pondent trois livres l’an, ne parlent que d’inceste, de genre, de tout et surtout de rien dans une langue pauvre, décrépie, martyrisée… Nul doute que BHL n’en restera pas à Jean-Baptiste Botul et s’autorisera un nouvel opus transparent, il faut dire que l’on ne peut pas être partout : sur le front et à sa table de travail. Gloire à ChatGPT qui va nous laver les écuries littéraires de Saint-Germain (le jour où l’AI sera capable d’écrire comme Céline ou Conrad on en reparlera) et ne laisser en place que les authentiques écrivains.  
Gloire au livre réalisé selon les ancestrales coutumes, et donc aux tout premiers d’entre eux, les opus de la Pléiade qui nous offre ce mois-ci un tome consacré à quatre romans majeurs de John Steinbeck.  
Le divertissement à ChatGPT, la littérature aux écrivains ; les """auteurs""" qui écrivent comme dans un manuel de montage Ikea iront donc jouer du bignou sur la plage, abandonnés…  

Ce volume de romans de John Steinbeck rassemble, dans l’ordre chronologique de parution, la trilogie du travail ; et, ponctuant l’édifice, le chef-d’œuvre qui l’a obnubilé pendant trente ans, À l’est d’Éden, grand roman de la maturité dont l’adaptation cinématographique d’Elia Kazan ponctua l’érection de la légende. Succès populaire dont Steinbeck n’aimait pas se revendiquer, lui qui reçut pourtant le Pulitzer pour Les raisins de la colère, et dont les publications étaient systématiquement éreintées par la critique ; ce qui n’empêchait pas pour autant le public de se ruer sur ses livres… Mais ici, en Europe et plus particulièrement en France, où surnage encore un snobisme suranné, Hemingway et Faulkner sont largement plus appréciés. Erreur de jugement. Car ces histoires simples ne le sont qu’en apparence : il y a un réel ancrage historique et politique dans le paysage inhérent aux scènes racontées, et c’est bien là que le bat blesse car, tout comme Michael Cimino et son chef-d’œuvre La porte du paradis, John Steinbeck met en lumière une période si noire des États-Unis que personne ne veut en entendre parler. Les années 1930 sont une page occultée, comme celle de l’extermination des peuples autochtones, et oser publier une trilogie sur un tel sujet en a choqué plus d’un. Or, ces trois romans sont des livres fondateurs qui permettent de comprendre pourquoi l’Amérique est aujourd’hui ce qu’elle est, cette folie capitaliste où seule la loi du plus fort l’emporte. Aucune place pour l’action collective et la place de l’individu dans son humanité, c’est marche ou crève !

Nous nous arrêterons lorsque les hommes pourront se gouverner eux-mêmes et jouir du profit de leur travail. 
En un combat douteux 

Il faudra attendre 1952, pour qu’À l’est d’Éden permette à son auteur d’ouvrir le champ des possibles sur une option choisie, assumée, au-delà de la pesanteur des contraintes économiques, pour choisir son destin. Mais ce qui est possible en 1952 ne l’était pas en 1932. Plus léger, Steinbeck laisse sa plume partir vers la grande vallée californienne et libère l’imaginaire qui se forgera autour de souvenirs intimes pour s’épanouir dans une fresque allégorique où le bien et le mal se livreront une lutte fratricide placée sous le signe de Caïn.
En vous plongeant dans ce volume, vous irez à la rencontre d’un style naturaliste : Steinbeck s’attache à l’émergence et la fuite du jour, décrit les brins d’herbe, détaille la musique du vent, étudie l’activité animale. Il faut donc se laisser porter par ces aventures où l’homme n’est rien de plus qu’un aspect du grand tout naturel, et non la pièce essentielle… Steinbeck n’est pas un réaliste pour autant, mais plutôt un idéaliste qui aspire à faire changer les choses. Dans une vision de l’homme intrinsèquement relié à la nature, il loue la capacité de celui-ci à s’adapter aux exigences de son environnement : vivre en acceptant le mal, sans idée de péché, ni jugement moral. Chantre de la révolte et du soulèvement, Steinbeck prône la quête d’un bonheur débarrassé du mythe du progrès et enraciné dans l’idée de liberté, condition suprême de la vie. 

François Xavier 

John Steinbeck, Romans, publié sous la direction de Marie-Christine Lemardeley-Cunci, traduit par  J.-C. Bonnardot, Maurice-Edgar Coindreau, Edmond Michel-Tyl et Charles Recoursé, La Pléiade n°666, Gallimard, mars 2023, 1664 p.-, 66 € jusqu’au 30 juin 2023 puis 72 € 

Cet ouvrage contient : Introduction, Chronologie, En un combat douteux - Des souris et des hommes - Les Raisins de la colère - À l'est d'Éden ; Notices et notes, Bibliographie 

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