Huysmans en Pléiade, pour qu’un arbre ne cache pas toute la forêt

Oublions quelques instants, voulez-vous, cet À Rebours qui stigmatise toute l’œuvre d’Huysmans, concentrée, enfermée, réduite à un seul titre, un seul livre quand la forêt romanesque s’étend dans la diversité des thèmes et des styles, comme toute création naturelle qui ne peut se contenter d’une seule et même forme. La biodiversité existe aussi en littérature ! D’où ce présent volume de la Pléiade qui rassemble romans et nouvelles publiés par Huysmans de 1876 – année de parution de Marthe, histoire d’une fille, son premier roman, interdit en France – à 1895, date de la parution d’En route, premier roman qui suit sa conversion au catholicisme. Les œuvres sont ainsi présentées dans l’ordre chronologique (parution en librairie ou en revue) avec le choix éditorial des éditeurs de conserver le texte de la première édition – à l’exception de Sac à dos – nouvelle dont Huysmans a publié deux versions très différentes et pour laquelle la seconde mouture fut choisie.

Parisien de naissance, Huysmans né le 5 février 1848 et vivra la courte IIe République – qui fait long feu – puis le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’avènement du Second Empire. Lequel déclinera en novembre 1867 quand le futur écrivain, à dix-neuf ans, fait paraître son premier article sur une exposition de paysagistes contemporains.
N’étant pas rentier comme Flaubert ou les Goncourt, orphelin de père à huit ans, élevé par une mère institutrice, il entrera en 1866, à dix-huit ans, comme employé au ministère de l’Intérieur afin de s’assurer un revenu fixe. Il y travaillera plus de trente ans et comme Kafka – dans les assurances – il n’aura de cesse de maudire la bureaucratie, les contraintes d’horaire, le temps qui manque pour le loisir ou la création…
Il n’en est pas moins un jeune homme de son époque et observe, fasciné, les mutations profondes qui changent la société : l’industrialisation, les découvertes technologiques, l’avancée de la science… Le vieux monde s’effondre sous ses yeux, à commencer par le Paris de son enfance qui est en perpétuel chantier puisque le baron Haussmann redessine la ville de fond en comble. La IIIe République poursuivra d’ailleurs la destruction du vieux Paris auquel Huysmans manifestera son attachement en dénonçant l’érection de la tour Eiffel, le recouvrement de la Bièvre ou encore l’installation électrique sous les voûtes de Notre-Dame.

Artiste avant tout, Huysmans se vit anti-bourgeois, ainsi À Rebours dresse-t-il le portrait d’une aristocratie de l’argent et dénonce la tyrannie du commerce. Mais il s’attaque aussi bien aux femmes comme aux curés, il dénonce la banalisation de la vie collective ; et rien, dans ce monde vivant, ne semble trouver grâce à ses yeux : Il était le plus nerveux des hommes, prompt aux antipathies invincibles, immédiat et atroce dans les jugements, grand créateur de dégoûts, accueillant pour le pire et n’ayant soif que de l’excessif, dira de lui Valéry…

À vingt-six ans, il convainc un éditeur de publier son premier livre, à compte d’auteur : Le Drageoir à épices en octobre 1874, très vite réédité chez un autre éditeur sous un titre corrigé, Le Drageoir aux épices qui est un fourre-tout – poèmes en prose, nouvelles, monographies fictives – et son accueil fut mitigé. Il lui permet cependant d’intégrer l’équipe de la revue le Musée des deux mondes dans laquelle il écrira des articles sur la peinture.
Le premier Huysmans sera donc un critique artistique.

Au printemps 1876, il rencontre Zola : il a vingt-huit ans, Zola trente-six, et fait déjà figure de chef de file d’une nouvelle école du roman axée sur le réalisme et le naturalisme. Les deux hommes sympathisent, ils se découvrent des intérêts communs pour Manet et Degas… Le cadet dévoile son projet d’un roman sur une fille, projet sur lequel Edmond de Goncourt travaille également. Craignant une censure française – la prostitution est un sujet tabou – Huysmans trouvera un éditeur belge pour publier Marthe en octobre 1876. Acte qui resserre les liens avec Zola qui publie L’Assommoir en janvier 1877 et subit la vindicte de la critique conservatrice… Huysmans le défend dans une revue belge – les deux hommes se verront désormais tous les jeudis avec Maupassant, notamment.

Le naturalisme qu’épousa Huysmans répondait à une volonté de combattre – avec Zola – une fausse idée romanesque qui, à leurs yeux, n’est rien de plus qu’une tradition moribonde. Ainsi, leur réplique est-elle comprise comme une provocation. Zola devient la cible principale d’une réaction contre ce qui passe pour une promotion de l’ordure, mais Huysmans n’est en rien épargné : ses romans créent la polémique – ce qui a le don de le réjouir ! – car il a déjà compris que le scandale engendre aussi le succès…
Huysmans se complairait dans le réalisme sordide, un leitmotiv pour les chroniqueurs qui s’en donnent à cœur joie à la sortie des Sœurs Vatard quand, dans une pâtisserie des cornets emplis d’une boue blanche crevèrent ; des babas s’affaissèrent, perdant leur rhum ou encore devant les nus de Cabanel et du Bouguereau : Un coup d’épingle dans ce torse et tout tomberait. On applaudit l’audace ou on siffle sur le trivial auteur qui se complait dans le vice.

Ce naturalisme fut la manière que choisit Huysmans pour exercer sa puissance négative. Il s’en servira comme d’une arme contre les conventions qui déréalisent le monde. Or, de cet exercice de style, il usera surtout pour insuffler de l’esprit à la matière, étreignant la banalité pour la pousser au plus loin afin de la rendre originale à ses lecteurs… Il exercera son magistère au sein de ce qu’il y a de plus banal : la vie domestique ou bureaucratique.
De monsieur Folantin, l’anti-héros d’À vau-l’eau en prototype du bureaucrate las qui subit son existence, balloté au grès de ses journées monotones et de sa maigre paie à Des Esseintes, ermite richissime qui se retire du monde puisque l’existence n’a pas d’issue convenable, il choisit de se démettre de la société… Dans l’enfermement de sa maison il continue à s’opposer ; c’est aussi une forme de résistance. À Rebours est une allégorie de l’antagonisme, tout comme, finalement, En rade – qui oppose le rêve et la vie – ou Là-bas – qui juxtapose les velléités satanistes de Durtal et les crimes de Gilles de Rais.

Toujours aussi piquant et dérangeant Huysmans, c’est donc une bonne raison de le lire dans son entier. Sa modernité, faite de nostalgie du monde ancien et d’explosions de rage et de mépris devant l’état du monde contemporain, ne sied guère à la bonne conscience de notre époque. Et alors ?! Son œuvre ne sauvera pas notre monde qui coule, mais elle aura le bénéfice de le laver à grandes eaux. Huysmans ou le Karcher littéraire... qui décapera la médiocrité actuelle que l’on nous impose à longueur de prix littéraires ou de publicités mensongères. En ouvrant ce tome de la Pléiade vous gagnerez en plénitude.
Cher lecteur, avez-vous du chlore pour purifier votre âme ?

François Xavier

Huysmans, Romans et nouvelles, édition d’André Guyaux et Pierre Jourde, relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade n°642, octobre 2019, 1856 p.-, 66 € (puis 73 €) jusqu’au 31 mars 2020
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Ce volume contient :
Marthe – Les sœurs Vatard – Sac à dos – En ménage – À vau-l’eau – À rebours – Un dilemme – En rade – Là-bas – En route.  Appendices, chronologie, notices, notes et bibliographie.

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