Juan Asensio, La Chanson d’amour de Judas Iscariote : Maldoror réincarné ?

Avertissement à coller sur ce livre : « Attention : déconseillé aux esprits mal cuits. » Il saôule comme de l’absinthe. Asensio veut d’ailleurs dire absinthe en catalan.

 

Il est inclassable : ni essai, ni roman, ni autobiographie. C’est la longue réflexion hallucinée d’un contemporain qui se présente bien tel quel, lecteur critique citant Bernanos et Trakl, par exemple, et ne celant nullement sa culture. Il est possédé par Judas, celui de la tradition, pas de l’Évangile découvert il y a quelques années qui a fait du Traître le Disciple aimé de Jésus. Par moments, c’est Judas qui parle :

 

« Regardez-vous maintenant. Vous qui m’entourez, m’épiez, vous ombres bavardes et plaintives, paltoquets, commis, regardez-vous et jugez-vous, si vous en avez le courage. Pas de sang. Pas une seule goutte de sang en vous. Pas une seule goutte de sang en lui, vous êtes donc de la même race ! Votre chair est blanche, bouillie… »

 

Et plus loin, il confirme et revendique la trahison. Et à la fin : « Je… Judas… suis… cet astre mélancolique, dont la fleur inverse est tachée d’inconnu… » Çà et là, on croirait lire un texte inconnu d’Isaïe. Ou d’Ezéchiel.

 

Apologie de la trahison ? Maldoror réincarné ? Avant les tentatives de déchiffrement, disons la voix. Ces quelques pages possèdent une propriété rare : elles imposent l’auteur dans l’espace du lecteur, comme s’il y était entré par effraction, et l’on attend, inquiet, voire alarmé, de savoir ce qu’il vous veut. Car on ne le voit guère, sinon qu’il n’est pas venu vous dérober ce que vous croyez posséder. Il partira sans vous donner de clef, ni même daigné prendre les vôtres. C’est rare.

 

Pourquoi en parler, alors ? Que veut-il dire ? Ce qui apparaît est qu’Asensio est las du sens unique, il en est las à la folie. Il n’en peut plus de la tyrannie de ce que Gilles Deleuze appelait le « plié ». Car l’évidence l’indique, elle n’indique que cela : il n’est peut-être un seul mot proféré de toute éternité qui ne se veuille détenteur du sens, le seul. Tout est plié. Tout discours est univoque. Pour tout le monde, chaque mot, chaque acte revêt un sens et un seul, forcément, et la trahison de Judas comme le reste : ça n’a qu’un sens. Asensio fonce dans la notion fixe du « traître » et la fait exploser.

 

On en reste saisi. Et l’on relit…

 

Gerald Messadié

 

Juan Asensio, La Chanson d’amour de Judas Iscariote, Cerf Littérature, avril 2010, 126 pages, 16 € 

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