TOUTE UNE VIE ou le journal du grand traducteur et poète tchèque Jan Zabrana

Milan Kundera constate dans L’Ignorance que le communisme a disparu d’Europe d’un coup, presque sans laisser de traces dans les esprits. Quelques monuments et quelques bâtiments volumineux portent encore la marque de ces années d’un système oppressif. Nous avons oublié très vite (trop vite ?) la nature de ce système et les tracas, les injustices et les humiliations auxquels il soumettait quotidiennement les populations à son arbitraire chantant l’avenir et vomissant le passé. En publiant des extraits du journal que Jan Zabrana tint pendant toute sa vie, Allia nous permet de nous replonger dans l’univers du communisme tchèque avant et après la répression russe de 1968.


Les morceaux qui nous sont proposés ne sont pas simplement un témoignage historique à l’usage de l’édification des jeunes générations, ils sont d’abord et surtout une méditation sur le langage du temps, ses mœurs, ses mensonges, sur la condition d’écrivain en « régime vertueux », sur l’attitude des intellectuels et écrivains des pays libres vis-à-vis de la tragédie d’un peuple ; une méditation développée dans une langue lapidaire et drôle, celle d’un homme qui fut jusqu’à sa mort l’un des traducteurs les plus estimés de son pays, dont on lisait les traductions sans se soucier de l’auteur traduit, sur la seule foi en son talent et à la fiabilité de son jugement. Il introduisit en tchèque Iessénine, Platonov, entre autres poètes russes et de nombreux auteurs américains dont les poètes beatnicks (notamment Corso et Ginsberg). 

Cependant avant de devenir ce grand traducteur, les injustices faites à ses parents, arrêtés, puis humiliés et enfin éloignés de lui, lui retombèrent dessus puisque il fut exclus de l’université pour « inaptitude politique à l’étude », après avoir dû jouer au chat et à la souris avec l’administration, passant d’une matière à l’autre. L’emploi où il se retrouve alors est « ajusteur-mécanicien » qu’il parviendra à quitter grâce à la qualité des premières traductions qu’il fit paraître. Il est mort en 1984, sans avoir vu mourir le régime qui l’humilia tant.

Ce journal est plein d’anecdotes notées au fil des jours, grâce auxquelles nous sommes introduits dans le quotidien d’un système cruel et cynique. Ses récits ne pleurnichent jamais : ils analysent, ironisent et font sourire. Il note ainsi comment le système finit par s’adjoindre le concours de chacun en vue de la soumission de tous : « Il suffit qu’un régime policier se maintienne vingt ans au pouvoir pour faire de tous ses complices. Même de ses victimes. » Il rappelle aussi ce mot de Talleyrand dont il constate que le régime semble l’avoir bien médité : « La trahison n’est qu’une question de temps. » 

Il note aussi certaines blagues de l’époque témoins d’une lucidité silencieuse : « Pourquoi est-ce que nous construisons le socialisme ? Parce que c’est plus facile que de travailler ! (blague en vogue). » ; il rapporte que vingt-cinq sportifs sourds-muets viennent de faire défection à l’ouest et commente : « On en viendrait à se prendre pour un héros, de rester dans un pays que même les sourds-muets quittent en masse. » Mais il nous donne aussi une idée des angoisses dans lesquelles vécurent les Tchèques en racontant les multiples tracas, vexations et ordres contradictoires auxquels est soumis la population : 

« Ah ! Je me suis réveillé au milieu de la nuit, couvert de sueur – en rêve je me suis rendu compte que j’ignorais en quelle année était né Lénine. Et qu’on pourrait me le demander. »

Certains grandes consciences (confortablement installées dans la liberté et qui connaissaient souvent l’année de naissance de Lénine) du siècle précédent en prennent pour leur grade : Sartre (dont il raille le soutien à la révolution castriste), Eluard (qui refuse d’intervenir en faveur du poète Kalandra, sous prétexte que ce dernier a avoué : « J’ai suffisamment à faire avec les coupables qui n’ont pas avoué », fut sa mémorable excuse pour être indigne), Ginsberg (qui, au moment de son expulsion pour une affaire de mœurs, donne de l’argent à la police politique pour qu’elle le lui remette et le met ainsi en danger) ou encore ce journaliste américain qui demande à un exilé qui vient de lui expliquer la nature du régime fui s’il a rendu beaucoup de visites à son pays depuis son départ. La lecture de ces passages témoignent de l’abandon dans lequel nous laissâmes ces peuples et de notre attitude pleine d’ignorante morgue.

Jan Zabrana a le don des formules provocatrices et justes : « …voir la lune boiter derrière le soleil comme la traduction française d’un poète russe », « je suis tombé sur une coquille qui m’a rendu hilare : "…le Parti dévalise le sens de la vie…" – au lieu de réalise. Je suis curieux de savoir si quelqu'un s’en rendra compte », « Rien d’inhumain ne leur est étranger », « voir le soleil orange enflammant le ciel comme un testicule de Dieu ».  Il résume admirablement ce qui est notre réaction aux récits de l’ère communiste : « Ce qu’il y a de terrible, c’est qu’en se penchant sur le passé dont elles n’ont pas vu l’autopsie, les jeunes générations d’aujourd'hui prennent pour de l’idiotie ce qui était de l’idéologie. »

Un essai sur la littérature

Le journal est d’abord et surtout, un admirable essai sur la littérature et ses effets, sur le rôle qui est le sien (traducteur et auteur) et sur l’importance d’une rigueur linguistique continuée. Le sentiment que parvient à nous communiquer le livre, plus qu’un dégoût pour le défunt régime, est une foi absolue dans la littérature : « La littérature est la mémoire de l’humanité, et c’est pourquoi elle donne du fil à retordre aux tyrans de tout poil soi-disant socialistes et même aux simples menteurs et imbéciles. » 

Son journal est à placer à côté des livres de Tvétaïeva (qu’il traduisit), de Mandelstam (idem), de Sylvia Plath (idem) et de Pasternack. C’est le journal d’un grand poète que tout agace et que rien n’abat.
     
Cyril de Pins 

Jan Zabrana, Toute une vie (traduit du tchèque par Marianne Canavaggio et Patrick Ourednik), Allia, 158 pages, août 2005, 6,10 euros.
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