Mais quelle histoire, cette Révolution française !

Et quelle fougue, quelle maestria Jules Michelet fait montre pour nous tenir ainsi en haleine pendant près de trois mille pages. Voilà un livre d’histoire qui se lit comme un roman, mieux, comme un polar où chaque page contient son lot de surprises, son suspense – même si l’on connaît et l’histoire et la fin ; plutôt devrions-nous dire même si l’on fait mine de connaître l’histoire, tant celle-ci regorge de mille détails qui font, qu’une fois encore, ce diable bien malin s’y cache à dessein et que plus le dénouement approche plus tout, rien, un souffle, peut faire basculer le destin, accélérer la chute – écriture donc qui pousse le lecteur à s’enfoncer plus encore dans l’antre de cette aventure humaine hors du commun. Désormais oubliée – ou presque – voire galvaudée, moquée, évoquée comme une évidence, la Révolution française n’en est pas moins l’un des événements majeurs de l’Histoire de l’humanité.
En ces temps où il est de bon ton de se dénigrer, n’en déplaise aux hordes gauchistes, ici, enfin, l’Homme blanc a pris toute la mesure de son destin, entraînant avec lui l’ensemble du monde humain, déclenchant la folie de ces dominos qui vont s’entrechoquer, se disloquer, s’abattre sur les tyrans les uns après les autres, et libérer une grande partie des Hommes de leurs bourreaux. Après 1789 l’Homme va enfin pouvoir se prendre en mains, tenter de construire sa liberté à égalité d’être, hors des contingences de naissance, de race, de religion… Utopie que cette Révolution portera au firmament du monde, ici racontée comme jamais : grand moment de littérature, oui !

Incontestablement, il y a aussi un avant et un après Michelet. Depuis sa mort en 1874, son travail n’a cessé d’être cité en exemple, honoré, étudié… Intuitif, érudit, symbolique, Michelet n’aura de cesse de peupler son récit d’intelligence en rapport au monde concret. Il ouvrira constamment le champ de l’histoire, l’invitant à lier tout aspect de la réalité humaine à une conjoncture particulière. « Et ce faisant », nous précise Paule Petitier dans son introduction, « ce pionnier de la réflexion sur la civilisation matérielle sur les formes et les styles des sociétés reste toujours un historien du pouvoir et du politique, diagnostiquant avec acuité la façon dont les moyens du premier excèdent largement les formes obvies du second. »
En cela, Michelet encourage une réflexion plus objective que l’histoire positiviste, invitant dans son analyse critique le sujet même comme sujet de l’histoire qu’il étudie.
 

Le plaisir indéniable de lecture que cette formidable épopée historique nous procure est le fruit des qualités remarquables de prosateur que Michelet développe au fil des pages. Il fut, en effet, l’un des grands forgerons de la prose moderne, et il a su plier la langue à ses affects et à sa voix, lui conférer un caractère esthétique et un style d’auteur marqué. Sarte en fait un génie, Bergounioux le premier prosateur de son siècle, Barthes souligne le caractère hors normes de son écriture, Claude Simon le plagie dans Les Géorgiques

Dès janvier 1845, depuis sa chaire au Collège de France, Michelet entame sa réflexion sur la Révolution : sent-il qu’il est en train de vivre les dernières années de la monarchie de Juillet ? Toujours est-il qu’il s’interroge sur l’esprit et la portée des événements de 1789 ; gardant en mémoire son combat avec Edgar Quinet en 1843 et 44 contre l’influence cléricale. En effet, il considère le régime de Juillet comme un obstacle aux progrès de la démocratie. En guise d’apéritif, il publie en 1846 Le Peuple, où il étudie l’abaissement de la nation sous la tutelle d’une bourgeoisie matérialiste et conservatrice et analyse la décomposition de l’unité nationale.
Il fréquente au printemps 1848 les penseurs des mouvements qui remettent en cause la société libérale et se rapproche de Saint-Simon ou de Proudhon, par exemple, mais n’adhère pas à leur idéologie du grand soir et de la tabula rasa, défendant une autre idée de progrès par la lignée d’une tradition conservée par-delà les changements appelés de ses vœux. Michelet voyait cette tradition perdurer dans la Révolution.

Ces deux tomes débutent par une longue Introduction qui déplie l’histoire de France, peint le tableau contemporain et prend la hauteur indispensable pour situer l’action à venir… Texte centré sur l’antagonisme entre deux systèmes inconciliables : le christianisme et la monarchie d’un côté, la Révolution de l’autre, conduisant à une confrontation tragique et probablement sans fin des forces d’asservissement internes aux sociétés humaines et des forces d’émancipation, elles aussi consubstantielles au monde humain…
L’histoire sera donc le combat de deux principes. D’un côté la prérogative divine du souverain face à l’idée d’une société gouvernée par le droit, celui-ci reposant exclusivement sur le socle du bien public.
 

Durant les sept années d’écriture, Michelet s’attachera à bien traduire l’extraordinaire élan qui porta le peuple français à s’émanciper, de l’instant cathartique de la colère absolue portée en fusion collective aux joies lumineuses crées par l’ouverture insoupçonnée d’horizons nouveaux sous l’ombre des échecs et de la solitude des vaincus.
Monument littéraire tout autant qu’œuvre de mémoire, cette Histoire de la Révolution française porte en elle une parole multiple : le récit résonne des voix venues du passé, proférées par des hommes dont l’histoire a retenu le nom mais aussi de mots d’inconnus cueillis au vol par des témoins, auxquelles s’ajoute la voix de l’auteur qui s’insinue, offrant une vision supplémentaire, abolissant les frontières entre les subjectivités.
Ainsi, voici une nouvelle manière d’écrire l’histoire que Michelet inventa en créant une zone franche où les idées se mêlent, une zone d’intersubjectivité entre lui-même et les personnages dont il parle.
L’Histoire mieux que le polar…

 

François Xavier

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, nouvelle édition publiée sous la direction de Paule Petitier avec la collaboration de Michel Biard, Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron, Aude Déruelle, Hervé Leuwers, Florence Lotterie, Dominique Pety et Jean-Marie Roulin, 1504 p. & 1568 p. –, Gallimard, coll. La Pléiade, n° 55 & 56, février 2019, prix de lancement 62.50 € jusqu'au 31 décembre 2019

Le volume I contient :

Tome premier, 1847 : Préface, Introduction, Livres I et II (avril-octobre 1789) - Tome deuxième, 1847 : Livres III et IV (octobre 1789-juin 1791) - Tome troisième, 1848-1849 : Livre V et VI (juin 1791-août 1792) - Tome quatrième, 1849 : Livres VII (10 août-20 septembre 1792).

Le volume II contient :

Tome quatrième : 1850 - Livre VIII (septembre-novembre 1792) - Tome cinquième, 1850-1851 : Livres IX et X (fin 1792-juin 1793) - Tome sixième, 1853 : Livres XI à XIV (juin-décembre 1793) - Tome septième, 1853 : Livres XV à XXI (décembre 1793-juillet 1794). Appendices : Les Tombes de la Révolution - Préfaces de l’édition de 1868-1869.

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