Jules Verne (1828-1905) est connu dans le monde entier pour ses romans d'aventure et de science-fiction.

Driant / Danrit, Maître ès guerres et lettres

                   

« Après le succès de La Guerre de demain, personne ne peut penser qu’un parrain soit nécessaire pour présenter vos livres au public lettré. Ne se recommandent-ils pas d’eux-mêmes par leur originalité toute spéciale ? Je n’accepte donc ce titre que parce qu’il me permet de vous donner un double témoignage d’estime personnelle et de confraternité littéraire ». Ainsi répondait Jules Verne en 1894, à une lettre lui adressée par un écrivain qui sollicitait à nouveau son bienveillant mentorat, à l’occasion de la publication de son dernier opus.Un écrivain ? Plutôt un militaire qui, une fois la quarantaine venue, se mit à manier la plume avec une habileté et une prescience n’ayant, en certaines matières, rien à envier à celles du père de Michel Strogoff.

Seuls les esprits obtus estimeront qu’un soldat ne peut être à la fois le serviteur de la Grande Muette et de la littérature. On leur tendra d’une main Les Liaisons dangereuses et de l’autre, l’ultime manuscrit achevé par Jean Mabire. Il porte sur Émile Cyprien Driant (1855-1916) et qui d’autre que le Polémarque Laurent Schang pouvait avoir l’impertinente audace de le faire figurer à son catalogue ?

Si Driant a bel et bien été tué d’une balle reçue à la tempe, le 22 février 1916, au début de la bataille de Verdun, son pseudonyme de « Capitaine Danrit » survit quant à lui obscurément à travers une trentaine d’albums de la littérature populaire et de jeunesse. « Toutes les bibliothèques familiales avant la guerre de 1914 possédaient quelques-uns de ces livres, souvent dans leur grande édition in-quarto, avec leur couverture reliée pleine toile et leurs illustrations précises et naïves, telles qu’on les aimait dans les vieilles maisons d’édition Charles Delagrave ou Ernest Flammarion. », expliquait Mabire. Désormais, ces raretés se monnaient à des prix exorbitants chez les libraires d’anciens, ou alors se téléchargent, à vil prix certes, au risque de la concomitante déperdition du contact visuel et sensuel original.

C’est qu’aujourd’hui il en coûterait à un éditeur de reproposer ces ouvrages, non seulement pour leur impression (Danrit était prolifique), mais aussi pour l’accueil forcément suspicieux que ne manquerait de susciter une telle initiative. Des récits aux titres laconiques et dénués d’ambiguïté (L’Invasion noire, L’Invasion jaune), mettant en scène des conflits planétaires où l’Occident se voit submergé tantôt par les Mahométans esclavagistes, tantôt par des hordes d’Asiatiques, s’imaginent mal traînant dans les mains des jeunes générations actuelles. Alors pourquoi exhumer en 2015 un méconnu si mal-pensant, de surcroît soutien fidèle au Général Boulanger, et qui prêtait volontiers aux chocs civilisationnels une explication d’ordre racial ?

Parce qu’au lecteur averti, Danrit offrira de découvrir un imaginaire technoscientifique vernien appliqué de manière originale aux domaines militaire et géostratégique ; un talent évident pour la narration uchronique (voir Évasion d’Empereur qui décrit la fuite de Napoléon de Sainte-Hélène en sous-marin !) ; enfin, un esprit qui, à côté de ses délires à propos de l’apocalypse à venir, s’avéra étonnamment visionnaire en anticipant des configurations historiques, des innovations machiniques, voire des événements précis : actes de sabotage qui seront le fait de résistants durant la Seconde Guerre mondiale, scènes de combats de la Guerre civile espagnole en 1936, enlèvement de Mussolini par Skorzeny, attaque de Pearl Harbor, utilisation d’armes bactériologiques, etc.

Il s’agit donc de convoquer un tel auteur demeuré au second rang si l’on veut comprendre la mise en œuvre, à travers la littérature de masse, de la diffusion à grande échelle de ces stéréotypes, sursauts phobiques et visions sans nuances qui formèrent une bonne part de l’idéologie française entre 1890 et 1914. On en vient d’ailleurs à se demander si le jeune Louis Destouches n’aurait pas été imprégné, parmi les porte-voix du « péril jaune », par ce Danrit, au point de ruminer jusqu’au tomber de rideau de son Rigodon le déferlement des Chinois vers Cognac… Il y a là, peut-être, un beau sujet de thèse.

Malgré ses quelques maladresses d’écriture (mais Mabire aurait sans doute retravaillé son style s’il en avait eu le temps) et un léger déséquilibre dans le dosage des chapitres (des ouvrages qui, bien que présentés comme « importants », sont pesés emballés en une page ou deux), ce mince volume parfaitement documenté ravira les amateurs de curiosa et de petits maîtres oubliés. Il rend également justice à ce singulier personnage, mal-aimé de ses chefs pour son franc-parler, jugé subversif pour ses opinions, et négligé par la postérité. Sans doute la littérature, maîtresse des plus exigeantes, n’avait-elle pas supporté qu’il se fût contenté de lui consacrer du temps, au lieu de lui donner sa vie ainsi qu’il le fit pour « l’officielle », sa patrie…

Frédéric SAENEN

Jean Mabire, Driant Danrit, Le Polémarque, 100 pp., 12 €.

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