Décompression… et passion, deux travers féminins ?

Y a-t-il un plaisir pervers à lire un thriller intelligent dont on savoure chaque trouvaille à l’instar du voyeur dont les yeux brillent à travers le tain transparent du miroir ? Sans nul doute, car l’association du style et du rythme, de la trame policière et de l’étude psychologique de personnages totalement débridés, laissés en roue libre comme détachés de leurs obligations, est un moment rare…

Pour cela il faudra les situer dans un endroit éloigné, une île. Prenons Lanzarote, cette excroissance jaillie dans l’océan après une éruption volcanique. "Lahora, lieu perdu, sans plan d’urbanisme, sans réelle motivation de ses habitants occasionnels qui avaient cessé depuis longtemps de bricoler leurs maisons. Pas de nom de rue. Point de canalisation, entre chantier perpétuel et ville fantôme…" Situons le temps au mois de novembre, détournant ainsi l’attention du lecteur habitué aux frimas de cette époque quand il retrouvera l’été indien qui se prolonge sur les Canaries. Rien ne vaut un bon décalage pour dérouter. Plaçons l’intrigue sur le terrain sportif, en apparence tout le moins, disons un stage intensif de plongée sous-marine avec des visées de grandes profondeurs, là où la moindre faute d’inattention sera fatale à l’un des protagonistes. Enfin, une pincée de sel avec une héroïne alliant beauté et jeunesse, en couple avec un homme qui pourrait être son père : ce sont les clients. En face, le couple qui les reçoit est un peu leur reflet : Sven a tout quitté pour venir s’immerger dans le grand bleu, enfin pas réellement car Antje, nettement plus jeune, elle aussi, s’est littéralement collée à lui sans qu’il n’y puisse rien faire. Tous deux quittèrent l’Allemagne, "la zone de conflits", pour tenter d’oublier ce monde devenu fou…

Mais rien ne sert de courir, l’infâme finit toujours par vous rattraper. Théo, écrivain d’un seul livre, alcoolique et colérique, neurasthénique et capricieux, n’a trouvé son salut que dans le concubinage avec Jola, beauté affolante dont le père, producteur de cinéma, tente par son argent de lui asseoir une carrière. Pour l’heure actrice télé, la belle ingénue s’est mise en tête de postuler pour le rôle-titre du biopic sur Lotte Hass, première plongeuse des grands fonds des années 1940. Mais pour endosser le rôle de cette mythique aventurière, il va falloir donner le change face au réalisateur, et en tout premier lieu apprendre à se débrouiller sous l’eau.

C’est là que les choses vont se gâter. D’abord parce que le cynisme de Théo va finir par lasser les meilleures volontés, puis le manège ambigu de Jola éprouvera les résistances de Sven. Avec quelques caprices de la météo, et les cartes sont enfin rebattues définitivement. Où l’on découvre l’immensité du pouvoir féminin, la puissance de la préméditation, la folie des hommes, les techniques de plongée empruntées à d’autres desseins, l’apparent et le réel, les turpitudes psychologiques et les machinations, l’argent et la Jet-set, la raison et la passion…

Ponctuant chaque journée d’apprentissage (plongée ou séduction ?), le journal de Jola apparaît de plus en plus différent du récit de Sven… C’est donc bien là que se noue l’axe gordien de cet extraordinaire récit : attention, chaque détail compte et si vous ne voulez pas vous imposer une relecture il vous faudra être attentif, car le dénouement vous incitera à tout revoir d’un coup d’un seul sous le lustre patiné de votre lecture. Oui, il s’y passe de drôles de choses dans ce diabolique roman. Et ne comptez pas sur moi pour vous mettre sur la piste. Une seule solution : enfermez-vous le temps d’un week-end et lisez-le, séance tenante !

François Xavier

Juli Zeh, Décompression, traduit de l’allemand par Mathieu Dumont, Babel, septembre 2019, 288 p. – 7,90 €

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