Le mariage heureux selon les époux Sollers/Kristeva

Leur union dure depuis près de 50 ans. Ceux qui connaissent leurs écrits ne seront pas étonnés de la teneur lumineuse des propos tenus lors de ces conversations qui célèbrent avant tout l’intelligence de l’autre, intelligence dans le sens entendement car il s’agit bien d’être en intelligence avec l’autre pour que le lien amoureux perdure dans le mariage, et si cela vaut bien sûr pour tout lien amoureux qu’il soit validé ou non par un contrat, il est enthousiasmant de partager une idée tout à fait jubilatoire du mariage très loin de celle si formatée et suicidaire du couple séculaire.
Le mariage n’est pas le résultat de l’addition de deux entités, Sollers d’ailleurs déteste le mot couple qui annule l’unicité, la singularité. Bien au contraire le mariage serait plutôt le chiffre 4, l’adjonction du masculin/féminin et du féminin/masculin des deux époux, ce qui suppose du reste, qu’on ne prendra pas tout de l’autre.
Ils ont connu la liberté sexuelle des années 68. Julia Kristeva , lucide, dit que l’un et l’autre sont trop imbus d’eux-mêmes et de leur amour pour craindre un rival ou une rivale. Ils ont ailleurs d’autres histoires de cœur ou de corps mais la nature de leur amour est bien au-delà de cela. Ce qu’ils donnent à d’autres ne leur enlève rien. La confiance en soi est primordiale affirment –ils en chœur, celle que l’on acquiert dans l’enfance et qui nous rassure sur nos capacités à être aimé.
Philippe Sollers est
libertaire, d'humeur légère, il aime la chair joyeuse, il est extraverti mais cultive le secret (Sartre et Beauvoir sont pour lui des terroristes
libertaires avec leur devoir de transparence), et ne conçoit pas le contrôle
sexuel sur l’autre.
Julia Kristeva, rodée à l’adaptation est plus introvertie
mais elle croit moins à la faisabilité du secret total lorsque l’autre caracole
ailleurs. Parce que tout se ressent lorsqu’on est attentif à l’autre dit-elle. La
jalousie peut érafler parfois mais sans provoquer de sentiment de trahison, ce n’est pas l’infidélité sexuelle qui importe tant. La fidélité
que plébiscite Julia Kristiva c’est la
stabilité, la protection, la réassurance dans la durée. Sollers, lui, peste contre l’air du temps, le sexe
censé dire le vrai, le tout, chez l’être humain, en ignorant le reste : la
permanence du sentiment dans le temps, la réussite dans la pensée. C'est aussi pour cette raison qu'il ne trouve ni importante ni nécessaire l'exclusivité sexuelle.
Sollers et Kristeva défendent surtout deux choses, d’une
part l’idée du lieu , leur mariage
est un lieu, un repaire et un repère, un
espace d’échange et de connaissance sans cesse réactualisé où l’on doit être, ensemble, et d’autre part la nécessaire expérience
intérieure comme outil de connaissance, loin de la communication à outrance dans une société du spectacle qui
dissout.
Par exemple l’expérience intérieure de l’enfance, les époux se sont raconté la leur mais ce sont surtout nourris de l’enfance de l’autre . La rencontre d’amour entre deux personnes, c’est l’entente entre deux enfances. Sans quoi, ce n’est pas grand chose.(Sollers) .
Bien sûr le discours de Julia Kristeva est fortement ancré dans la psychanalyse tout comme celle de Sollers dans la littérature et la philosophie et leurs échanges dans ce livre sont riches de référents. Le mariage au long cours façon Sollers/Kristeva c’est parcourir l'existence ensemble avec des bagages culturels et sensoriels. Durant ce voyage, il faut avant tout avoir soif et faim, engranger, désirer, lire, penser, se servir du langage, partager des silences, acquiescer au pardon, à mi-chemin du déni et de l’acceptation entreprendre la traversée de l’impossible, sans peur.
Mais, hélas... dirais-je puisque cela restreint fortement le
cercle des heureux élus, il y a un préalable à la pérennité de ce mariage
heureux : les époux doivent être
autonomes financièrement et si possible avoir des revenus identiques, Sollers et Kristeva sont formels
- Nous parlons du comportement d’individus économiquement autonomes. Sinon, la
discussion serait impossible. (Kristeva)
Nous y voilà... le bel amour fait allégeance à la tyrannique finance... mais j’ajoute en plus à ce pré-requis, un narcissisme assumé et l'indispensable et précieuse culture, pour pouvoir discuter des sophistications de l’amour ou des problèmes de fidélité. Parce que les époux construisent leur relation d'amour durable avant tout avec leur intellect, l'esprit aussi glouton que la chair, se bâfre joyeusement.
Bref, résumons, si vous êtes chômeur ou gagnez
moins que votre conjoint(e) et si vous lisez Musso plutôt que Nietzsche ou Hegel sur la plage de l’île de Ré,
ou vous vautrez dans l’indolence (n’est
pas Lichtenberg qui veut) n’espérez pas trop atteindre l’état de grâce de ce mariage élitiste : les époux Kristeva/Sollers voyagent au long cours blindés de trésors intellectuels.
Toutefois, sans être éligible selon leurs critères, on peut croire très très fort à cette vision de l'amour et en chercher une adaptation qui s'émancipe de l'aspect financier. Est-ce si impossible ?
Anne Bert
En librairie le 18 mai 2015.
Julia Kristeva et Philippe Sollers, Du mariage considérée comme un des beaux-arts, éditions Fayard, 18 mai 2015, 164 pages, 14 euros
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