Kamel Daoud, Meursault contre-enquête : Pour relire L’Étranger de Camus

Après l’attentat à Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier et ses suites immédiates – les grandes manifestations en France sous le mot d’ordre « Je suis Charlie » mais aussi des drapeaux français brûlés dans le monde musulman, jusqu’à Alger, le 16 janvier dernier, par exemple – il peut être bon de réfléchir à travers la littérature aux relations entre Occident et Orient, au poids des tensions religieuses mais aussi aux relations franco-algériennes et au passif de la décolonisation.

 

Dans son roman Meursault contre-enquête, Kamel Daoud réussit une double prouesse à la fois littéraire et politique : réécrire L’Étranger de Camus selon un prisme esthétique d’engagement inattendu. Rappelons d’emblée que ce roman a été en lice dans l’attribution du Prix Goncourt 2014, jusqu’au dernier tour, battu sur le fil, à une voix près par le texte de Lydie Salvayre, consacré à la guerre d’Espagne.

 

De fait, Meursault contre-enquête se donne à lire comme une réflexion littéraire sur le roman d'Albert Camus en même temps qu’il propose une interrogation essentielle : pourquoi la victime, l’Arabe tué par meursault, compte-t-il moins que le coupable ? Que l’on se souvienne : Meursault a tué un Arabe, dont on ne saura jamais rien : pour Camus, l’intérêt de son roman se situe ailleurs. Kamel Daoud s’engouffre dans cette brèche pour se concentrer bien évidemment sur cette figure de l’Arabe. Qui était-il ? Qu’a pu ressentir sa famille ? Comment sa mort a-t-elle été vécue ? Le personnage principal de Meursault contre-enquête devient alors le jeune frère de la victime de Meursault, Haroun. Bien sûr, il s’interroge sur la mort de son aîné, Moussa, il veut comprendre les raisons du geste de Meursault et il prétend rendre à sa famille une dignité qu’on lui a enlevée. Moussa a besoin d’un véritable hommage. C’est pourquoi Haroun soulève le problème du racisme : avec Camus, avec meursault, son frère n’a donc été qu’un Arabe, laissé sans identité, qui ne compte pour personne, et que l’on peut tuer sans que l’on se soucie de lui. Au fond, pour Haroun et sa mère, le plus terrible devient moins la mort de Moussa que le récit camusien lui-même, qui ne s’intéresse jamais ni à ce malheureux, ni à sa famille. Quand Haroun et sa mère découvrent le célèbre roman, c’est un choc pour eux.

 

Meursault contre-enquête se construit en réécriture de L’Étranger et Kamel Daoud a multiplié les clins d’œil au roman de son glorieux aîné. Ainsi, son incipit, « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. », renvoie bien évidemment à celui de Camus ; les goûts du personnage principal s’opposent inexorablement à ceux de Meursault, d’où, par exemple, la déclaration tonitruante de Haroun : « Non merci, je n’aime pas le café au lait ! » Kamel Daoud va plus loin encore et transforme par exemple les personnages de Camus : l’Arabe n’aurait pas eu de sœur aguicheuse et Meursault n’aurait jamais vu qu’une certaine Zoubida (celle qui se donne à l’étranger) tandis que l’aumônier de Meursault devient évidemment un imam qui voudrait rappeler à la raison Haroun. K Daoud construit des personnages neufs : un père absent dont le manque reste entouré de mystère et que le frère aîné tâchait de remplacer comme il pouvait ; Haroun en tant que fils cadet et narrateur donc de ce roman-bis… Haroun, d’ailleurs, est un personnage qui manifeste une vraie épaisseur : en retraçant son histoire, en réfléchissant sur sa place réelle, avec son envie d’oublier le frère aîné pour exister enfin, et le valoir enfin, avec sa manière de lire Camus ou son envie de rejouer la scène fatale. Car Haroun a sa propre histoire : à son tour, il tue, comme pour venger son frère. Un Français meurt parce qu’un Arabe est mort. Dent pour dent, œil pour œil. Et puis, pour l’anecdote, on rappellera la contrainte oulipienne que l’auteur s’est fixée : écrire un roman qui compte le même nombre de caractères que L’Étranger. La présence de Camus est volontiers obsédante en fait tant Kamel Daoud s’est même laissé porter par l’esprit et le ton d’un autre roman de Camus, La Chute… Et puis le roman brouille les pistes : Kamel Daoud ne fait bientôt plus qu’un de Camus et de son personnage Meursault – qui, dans la version algérienne, serait d’ailleurs appelé Albert Meursault !

 

Mais Meursault contre-enquête est aussi un roman qui parle de l’Algérie actuelle. Le propos de l’écrivain peut déranger, il doit déranger certains esprits intégristes. Haroun, en provocateur accompli, dénonce sans cesse l’interdiction de l’alcool en Algérie, mal vu des religieux et banni de la vie sociale ; il qualifie son pays d’ « aquarium » ; il montre du doigt le désœuvrement de la jeunesse et même d’une large partie de la population ; il stigmatise les villes algériennes : Oran apparaît en femme qui se donne ou en ville sale, une sorte d’enfer et Alger également en « créature sale » et repoussante, en « vieille actrice » et en « capitale grotesque ». Le romancier dénonce les relations garçon-fille devenues interdites dès qu’elles ressemblent à un flirt, il regrette la disparition de la femme libre, à l’européenne, affranchie des autorités paternelle, morale et religieuse. Il dénonce une Algérie qui dévore tout. À l’écart de ses voisins, étranger dans son pays, Haroun ne cesse de revendiquer son athéisme. Il s’interroge aussi sur la place de la langue française… par delà cette condamnation du présent, le romancier entreprend encore d’interroger la colonisation, ses méfaits et revient volontiers sur ce qu’on appelle en Algérie la guerre de Libération. Il montre la vie des Algériens dès la fin de la guerre, la mort partout, la volonté de s’approprier les maisons abandonnées mais aussi la difficulté de surmonter l’épreuve de la liberté retrouvée…

 

Pour conclure, il faut rappeler que Meursault, contre-enquête a été bien accueilli ici, couronné notamment du Prix François-Mauriac et du Prix des Cinq Continents de la Francophonie. Et c’est mérité tant le roman est passionnant de bout en bout, fort bien écrit. Sa richesse invite même à sa relecture immédiate ! Pourtant, Kamel Daoud, né à Mostaganem, aujourd’hui journaliste à Oran, et qui signe quelques papiers dans Le Point connaît bien des soucis depuis la promotion de son roman et notamment son passage dans l’émission de Laurent Ruquier, « On n’est pas couché » : il serait frappé d’une fatwa par un imam salafiste et condamné à mort pour apostasie et hérésie…

 

Thierry Poyet

 

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, mai 2014, 160 pages, 19€

 

> Lire également la critique de Meursault, contre-enquête par FAL

1 commentaire

Chers lecteurs, je tiens à préciser qu'un petit malentendu est survenu, Monsieur Thierry Poyer a, en effet, incompris (que ce soit volontaire ou non) un sujet très délicat qu'il appellerait " les relations entre Occident et Orient ". 

D'après le premier paragraphe de cet article, j'ai senti qu'on essayait de décrire le monde Occidental, et plus particulièrement l'Algérie, comme étant des pays dont la population en voulait encore aux anciens colons. Je tiens à désamorcer cette diffamation. Je trouve que nous parlons trop des manifestations du monde occidental, mais pas assez des aspects racistes tenu France (je parle évidement de racisme en général et pas seulement vis-a-vis des musulmans) . Pensez-vous que la raison de ces "tensions religieuses", comme vous les appelez, est due à une simple rancune entre une ancienne colonie et un ancien colonisateur. Permettez-moi de vous rassurer sur ce point, Je pense que Monsieur Poyer, a eu la malchance de s'aventurer sur un sujet aussi précis et d'en viser directement une population. Je ne l'accuse pas de prendre un parti, je l'accuse de calomnier.

Sur ce, j'ai donné mon avis, je vous souhaite alors une excellente journée.