Karine Tuil, "L’insouciance"

Dans son dixième roman très attendu, Karine Tuil met en scène trois couples, six destinées qui vont se rejoindre pour le pire sur fond de luttes de pouvoir et de recherche identitaire.

François Vély, homme d’affaires dans le domaine des télécoms est marié avec Marion Decker, journaliste, auteur d’un livre remarqué. Ousman Diboula, lui est comme sa femme Sonia, conseiller du président de la république. Quant à Romain Roller, il est un soldat qui de retour d’Afghanistan ne reconnaît qu’à grand peine son épouse Agnès et leur jeune fils et tombe amoureux de Marion. Lui qui ne sait pas gérer la responsabilité qu’il a eue face à ses hommes lors d’une embuscade en Afghanistan, un étant mort, l’autre tétraplégique à Béghin, malgré la prise en charge efficace de l’armée se voit partir à la dérive.


Pour tous, l’heure est pour des raisons très différentes à la remise en cause, à la confrontation avec une violence inédite et insupportable. François qui se nomme en réalité Lévy après que son père ait décidé après guerre de changer de patronyme est victime d’une cabale : il a pris la pose sur une oeuvre d’art représentant une femme noire asservie. Sa vie s’écroule devant le scandale provoqué, sa femme décide de le quitter : cette histoire n’est que la goutte d’eau de trop dans une histoire bancale. De plus elle a rencontré Romain et entre eux, c’est la passion. Compliquée.

Pour Ousmane qui n’a pas supporté une réflexion maladroite, pour lui raciste d’un homme de l’entourage du président, c’est la porte. Il se retrouve mis à pied du jour au lendemain. L’espoir de la diversité qu’il était a tout le temps de méditer sur la vanité du pouvoir quand sa mentor en politique lui propose d’écrire une tribune soutenant François Vély. Papier qui va à nouveau le propulser au sommet avec des conséquences terrifiantes lors d’un voyage à Bagdad durant lequel tous seront réunis à ses côtés : François, Marion et Romain.


A travers ces personnages, riches et denses, Karin Tuil décrit avec une profonde acuité des personnages symboliques du temps en marche vers, sinon l’abîme, du moins vers une société qui se transforme à marche forcée et ne sait pas où elle va.

Elle décrit François Vély comme le représentant "clanique de l’ascendance, de la corruption généalogique avec ses codes, ses privilèges, ses incarnations prestigieuses". Son père étant un ancien résistant, ancien ministre, il a donc eu le pouvoir dès sa naissance, a côtoyé toute l’intelligentsia politique et médiatique depuis toujours et de fait, il a tout bon. Il est beau, il est mince, il fait partie du Siècle, il a étudié l’ingénierie à Polytechnique et la littérature, sa grande passion avec l’art contemporain à Princetown avec Joyce Carol Oates. Il est riche bien sûr, mais ce n’est qu’un détail. Il est l’archétype, le clone des hommes qui réussissent, dans les affaires, la politique, passant par les bonnes écoles, rencontrant les bonnes personnes. Condamné à réussir.

Pour Ousmane, c’est plus compliqué. Animateur sans diplôme, fils d’un immigré ivoirien, il était selon un déterminisme négatif, une autocensure propre à certains jeunes s’excluant d’eux-même des circuits menant vers le succès, condamné à échouer. Heureusement, son travail lors des émeutes de banlieue de 2005 l’a propulsé conseiller par un président de la république attaché, du moins en public à la diversité. Mais son parcours est complexe. Le jeune homme qui travaille d’arrache-pied ne se retrouve pas dans la société qu’il participe à administrer, se rebelle quand on prononce devant lui le mot origine. Pas totalement intégré mais voulant réussir comme dans une revanche, il se perd, au milieu d’autres jeunes conseillers ayant parfois les mêmes origines que lui mais ayant suivi un brillant cursus scolaire. Comme sa compagne Sonia qui elle, a suivi la voie royale des grandes écoles.


Dans L'Insouciance, Karine Tuil, finaliste du Prix Goncourt en 2013 face à Pierre Lemaître qui l’avait emporté, se montre au sommet de son art. A travers ses personnages finement observés, tous ambigus, complexes, en un mot humains, elle analyse les rouages de la société française à la façon d’une ethnologue. Les jeunes loups bien nés comme Vély pourraient sembler appartenir au passé devant la rage de vaincre des jeunes arrivants comme Ousmane ou Sonia, mais ce n’est pas si simple. Trop d’enjeux, trop de comptes personnels à régler font qu’aucun parcours n’est linéaire.


Tous, mis à part Romain qui surnage comme il peut dans ses souvenirs cauchemardesques sont tendus vers l’espoir d’arriver le plus haut possible dans une lutte sans merci. Le monde politique est décrit comme impitoyable avec des figurants entourant le chef de l’Etat, à la merci d’un bon mot, d’une erreur minime qui peut provoquer leur perte.

Karine Tuil excelle à démonter les rouages des institutions de la république, à montrer comment des gens de la trempe de Vély arrivent sans grand effort à l’excellence attendue par leur naissance sauf gros accident de parcours. Accident provoqué ici par une inclinaison récente de la société : il y a dix ou quinze ans, aucune association, aucun groupe de pression n’aurait vu dans la photo certes inappropriée de Vély un acte raciste ou du moins, son retentissement médiatique aurait été moindre, le futur du personnage n’aurait pas été la tragédie qu’elle imagine. De même, les questions d’identité si finement analysées à travers Ousmane n’auraient pas eu cette acuité.

Comme dans l’Invention de nos vies, dans lequel le personnage principal chutait de son piédestal pour une omission, même pas un mensonge, Karine Tuil analyse les faiblesses des puissants, les ressorts insoupçonnés de ceux qui au départ n’avaient rien d’autre que leur énergie.

Plus que jamais cette ethnologue littéraire raconte un monde qui vacille entre les valeurs anciennes de la méritocratie à la française et les idées qui émergent, venues d’autres milieux avec en arrière plan le risque de la radicalisation de certains.

Ecrit au présent, ce roman puissant et angoissant interroge à la fois sur la violence des rapports humains, qu’ils soient sociaux ou amoureux et sur les minorités mais surtout compose une fresque haletante. L’Insouciance est un roman d’amour, d’aventures, de politique fiction, dans lequel, désirs, trahisons, coups tordus, passion impossible composent une fresque magistrale que l’on ne lâche pas avant la fin. Une réussite totale.


Brigit Bontour



Karine Tuil, L’insouciance, Gallimard, août 2016, 522 pages, 22 €


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