Keith Scribner et "L’expérience Oregon" : un roman rempli de suspense, un véritable combat contre nos démons intérieurs


"Je crois que parfois le corps doit pardonner sans attendre que le cœur en soit capable."

 

Un jeune couple marié, Scanlon et Naomi, quitte New York pour s’installer à Douglas, petite ville de l’Oregon. Scanlon se lance corps et âme dans une étude approfondie d’un mouvement sécessionniste afin d’alimenter son projet de livre. Naomi, future mère au foyer, vit les dernières semaines de sa grossesse et tente de faire le deuil d’une vie glamoureuse new yorkaise où elle excellait dans le monde du parfum.

 

Le début du roman plonge le lecteur dans l’incroyable redécouverte de l’odorat de Naomi qui, jadis grande créatrice de parfums, avait soudainement perdu ce sens et s’était enfoncée dans une longue dépression. Comment annoncer à son mari dont elle n’a jamais senti l’odeur auparavant que son handicape a disparu et qu’elle peut enfin recommencer à vivre en tant que femme active et indépendante ? Quel sera alors l’avenir de leur couple construit sur une relation de dépendance entre un sauveur, Scanlon, et une sauvée, Naomi ? Comment redéfinir les bases d’un mariage lorsque frustration, incompréhension et ressentiment semblent en être les ingrédients majeurs ?

La quête d’une nouvelle harmonie s’avère d’autant plus compliquée lorsque d’anciens démons du passé viennent titiller les jeunes mariés et que de nouvelles rencontres s’imposent subitement dans l’intimité du couple. Quel rôle joueront Sequoia et Clay, deux membres du Mouvement sécessionniste du Pacifique Nord-Ouest, et dans quelle mesure participeront-ils à la reconstruction, non sans blessure ni douleur, du couple ?

 

L’expérience Oregon met parfaitement en scène la façon dont certains êtres humains se définissent à travers le soutien apporté à autrui et à quel point il leur est difficile de sortir de ce déséquilibre. Le rôle de Scanlon se fonde dans le fait d’épauler et de protéger Naomi lorsqu’elle perd son odorat et sombre dans la dépression. Mais le jeune marié se doute-t-il que sa femme possède un autre visage, différent de celui de la jeune femme fragile et en détresse qu’il a connue ? Scanlon trouve son compte dans la rencontre avec Naomi qui lui apprend "à explorer le monde de manière plus complète".  Pendant cette période Naomi, quant à elle, se sent comme si elle "vivait dans un pays étranger dont elle avait connu intimement la langue avant de l’oublier totalement".

Le côté bancal des uns permet aux autres d’assumer un rôle bien déterminé dans leurs relations humaines. Or, que se passe-t-il quand ces personnes bancales retrouvent leur équilibre ? Naomi vit par procuration à travers Scanlon, une béquille qui la rend dépendante. A force de se concentrer sur son manque et non sur ses richesses intérieures, prendre appui sur une béquille semble être le seul moyen de combler son vide. L’auteur met en lumière le fait qu’on attend trop souvent des autres qu’ils nous recentrent. On cherche alors des éléments extérieurs pour régler nos tourments intérieurs et on ne perçoit plus nos innombrables ressources internes. 

 

"Mais nous sommes seuls à pouvoir nous sauver."

 

Le romancier aborde également un autre thème, celui du combat politique, en exposant de manière très subtile et intelligente les raisons pour lesquelles certaines personnes s’engagent dans des mouvements radicaux : perte de foi dans le gouvernement, dans la religion ou dans la famille. Le personnage de Clay exprime par exemple le fait qu’un "monde qui lui arrache sa femme et son enfant est un monde qui a tort". C’est pourtant en lui, en l’autre, au sein du couple, que résident les problèmes et les solutions et non dans une société contre laquelle il se bat.

Beaucoup de gens s’investissent dans de tels mouvements politiques radicaux parce qu’ils portent en eux des blessures, des déceptions, des regrets et de la colère liés à leur histoire personnelle sans rapport immédiat avec la politique, la société ou le monde qui les entoure. Ces gens tentent de régler leurs problèmes ou de cracher leur haine en s’engageant dans des actions de lutte, de revendications, de rejet du monde dans lequel ils vivent et s’éloignent ainsi de la source initiale du problème. Se sentant victimes, ils cherchent un fautif. Se déresponsabiliser face à leur souffrance et ainsi déverser leur haine et leur frustration sur un coupable fictif est plus simple pour eux. Ils n’ont plus la force de regarder la réalité en face. Alors que leur mal-être persiste, ils deviennent plus violents encore et tentent de "perturber le système pour hâter sa chute".

Au-delà de leur combat social que cherchent-ils réellement ? Quelles sont leurs aspirations profondes ? Quelles blessures s’efforcent-ils de masquer par des actions parfois violentes et risquées ? Leur combat politique n’est-il pas qu’un prétexte pour se détourner de leurs propres zones d’ombres ?  

 

"S’il connaissait bien quelque chose, c’était le silence : le poids oppressant de tout ce qui n’était pas."

 

Le personnage de Naomi, lui, est confronté à un autre type de souffrance. Elle "espère secrètement que le bébé atténuera la douleur qu’elle porte en elle depuis des années". Keith Scribner dépeint dans son roman ce que nous projetons sur les autres, aussi bien nos images fantasmatiques, erronées et non conformes à la réalité, que la déception et la colère qui nous animent lorsque ces "autres" sortent du cadre que nous avons créé pour eux. Abandonner le contrôle de "l’autre" est un véritable défi pour nous, êtres humains. Or, écrasé par tant de projections, comment "l’autre" peut-il exister tel qu’il est réellement ?

Ici, le bébé de Naomi n’est pas encore né, mais il a déjà une mission incroyable à accomplir : libérer sa mère de ses démons intérieurs et la rendre heureuse. Quelle sera l’impact de cette attente sur la psychologie de l’enfant ? L’auteur met en exergue l’ampleur que prennent nos secrets, nos histoires refoulées, nos parts d’ombres non exprimées et "toute l’horreur que nos enfants absorbent à travers notre peau".

 

"Leur bébé, qui poussait dans son ventre, incarnait sa chance de guérison (…)"

 

Si L’expérience Oregon est écrit d’une plume sensible et intelligente, l’histoire est beaucoup trop détaillée et en perd, par moment, sa puissance. Certains passages gagneraient en intensité s’ils étaient plus condensés. Ce roman est donc, à mon goût, trop long bien qu’il soit rempli de rebondissements et de suspense. Politique, social, poétique et sensuel, le livre de Keith Scribner explore en profondeur différents thèmes universels qui peuvent concerner et toucher tout lecteur.


Julia Germillon

 

L’expérience Oregon de Keith Scribner, traduit de l’Anglais (Etats-Unis) par Michel Marny, Christian Bourgois Editeur, 2012, 526 pages, 21 euros

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