Histoire d’une tragédie contemporaine, «Blonde à forte poitrine» de Camille de Peretti

En s’attaquant à un sujet mis au-devant de la scène par les média, celui du destin tragique de la playmate Anna Nicole Smith, Camille de Peretti sait qu’elle doit impérativement trouver une solution littéraire à l’équation difficilement négociable entre réel et romanesque. Il faut dire que le sujet s’y prête à merveille : la beauté ensorcelante de cette femme, sa fulgurante ascension, son mariage atypique, son bonheur de mère attachante et sa façon ingénue d’affronter la dureté du monde cruel qui l’entoure, sa descente en enfer et ses multiples addictions font d’elle un vrai personnage de roman. Camille de Peretti n’est d’ailleurs pas à son premier coup magistral, on se souvient bien du livre sur la marquise Casati, cette reine déchue, qui avait côtoyé les plus grands artistes et avait goûté à tous les plaisirs, ou au roman parlant d’autres arrangements des cœurs. Cette fois, l’image du personnage de Vickie, la belle aux allures d’une «madone suppliciée» impressionne par le contraste entre le dramatisme singulier dû au passage vertigineux d’un bonheur inattendu mais secrètement désiré à un dénouement tragique multiplié par la haine et la cupidité de son entourage. 


Roman-biographie ou biographie-romancée où la narratrice prend à peine le soin de dissimuler les noms des protagonistes, la distinction n'a pas ici une grande importance ! Cette dispute des genres n'a de sens que si elle est regardée par rapport à la fidélité que la narratrice accorde à l’univers intérieur de son héroïne et au dramatisme avec lequel s’expriment ses joies et ses souffrances. À commencer par son adolescence passée dans le Fairfield où Vickie travaille dans une friterie et où elle connaît sa première expérience amoureuse avec Danny Peterson, le fils du patron. De la relation de ces deux adolescents paumés naîtra Tommy, un garçon qui sera le bonheur de la maman mais qui, en même temps, causera les premiers ennuis à la jeune femme. Son mariage avec Danny ne durera pas longtemps, le jeune papa n’étant pas capable d’assumer une responsabilité qui s’avère trop lourde pour lui. 


Alors, ce sera la mission de Vickie d’endosser cette charge, elle qui est abandonnée par tous, y compris par sa mère, encore plus paumée et aigrie que sa fille, et par son père dont elle ne garde que de vagues souvenirs. Voici le portrait de cette jeune fille que dresse Camille de Peretti. D’abord ses traits physiques, d’une dérangeante beauté, sous l'œil malicieux et jaloux de M. Peterson, le père de Danny : «Elle était grande. Elle était devenue très grande, mais elle avait un visage poupin, et il ne la trouvait pas particulièrement jolie». Ensuite, celui dévoilant les relations aux autres que laisse entrevoir le regard perverti de ce même homme posé sur l'adolescente : «La fille n’était pas le genre à résister, pas effarouchée, une fille qui prêtait de bonnes intentions aux gens, qui aimait que l’on l’aime. Bien sûr, ça n’était pas de l’amour, Danny voulait juste qu’elle écarte les jambes, mais la fille ne voyait le mal nulle part, ou alors peut-être que tout lui était égal. On n’aurait pas pu la violer, oui, elle aurait toujours donné l’impression d’être consentante.» 


En réalité, Vickie n’est qu’une enfant meurtrie par la peur et par la violence familiale : «Elle avait grandi dans la peur, peur du ton énervé de sa mère, peur de ses demi-frères, ces deux grands machins robustes et forts qui se cachent derrière les portes, sous les lits, et surgissent en poussant des cris terribles, peur panique qu’ils ne l’attrapent et ne la dévorent, et, le visage inondé de larmes, elle courrait se réfugier dans les bras de sa mère qui la repoussait».

 

Rien d’étonnant lorsque Vickie, mise dehors par son mari et abandonnée par sa propre mère, postule comme stripteaseuse chez Gigi, un bar-cabaret qui lui permet de gagner sa vie pour elle et pour son garçon. Fera-t-elle cela sans risque ? Pas sûr, le portrait de ses débuts est fort en couleur : « Mal ficelée dans une robe trop brillante, trop maquillée, perchée sur des talons trop hauts, elle rayonnait malgré tout ». Car, même si Vickie y trouvera une vraie famille, entourée des filles comme elle qui adopteront vite Tommy comme leur propre fils, elle sera bien obligée de les quitter pour vivre son rêve aux côtés d’un vieux milliardaire qui la veut pour lui tout seul. Est-elle en train de devenir un objet de plaisir ? Mais a-t-elle été autre chose que ça jusque-là ? L’opération qu’elle va subir pour agrandir ses seins n’est que le début de cet engrenage. D’autres opérations suivront. Bientôt, la machine à fabriquer des stars va s’emballer, on va lui construire une histoire, un autre visage et un autre corps. Le Papa milliardaire est aux petits soins pour propulser sa belle blonde aux seins de plus en plus grands sur la scène des illusions siliconées. 


Vickie s’habitue vite à cette beauté standardisée et ne refuse pas les plaisirs de l’alcool de la drogue ou les cocktails de médicaments. Elle devient une sorte de «spectatrice dormante et éveillée, stupéfaite et au bord de l’hystérie», sa vie lui échappe, partagée entre voyages en jets privés, champagne et crépitements des flashs. Elle joue dans la cour des grands, ses photos sont partout, tout en étant complétement dépassée par ce qui lui arrive : «Elle est épuisée, elle est une coquille vide. Ils l’ont privée d’elle-même, ils la touchent, la pelotent, la manipulent, la placent, la déplacent. Son corps est épilé, massé, crémé, poudré, maquillé, tordu, cambré. On la fait s’asseoir, s’allonger, on la palpe, on la mate, on la regarde, on lui fait prendre des poses lascives quand tout en elle se tend secrètement».


Est-ce que le mariage avec le vieux milliardaire qui vient de fêter ses quatre-vingt ans va lui assurer, à elle et à son fils Tommy, la paix et la sécurité, comme le veut son mari protecteur ? Ou ce sont la jalousie et l’acharnement qui vont s’abattre sur la tranquillité fragile de Vickie ? Survivra-t-elle aux procès intentés par le fils du milliardaire dans le but de la déposséder de son héritage ? Fragile, instable, «elle n’est plus qu’une plaie, elle est incapable de réfléchir» et va continuer à sombrer jusqu'à la tragédie finale.


Le cours tragique de sa vie n’est pas encore arrivé à son comble, d’autres drames l’attendent. Le roman poursuit avec une attention particulière ce destin hors normes, en mettant en pleine lumière la violence avec laquelle le destin opère dans la vie de la malheureuse Vickie. Camille de Peretti possède la maîtrise du suspens et le secret de doser une telle tragédie pour en extraire tout son sens qui résume si bien la cruauté de la machine contemporaine à broyer des vies – il faut comprendre ces mots dans tout ce qu’ils ont de cruel. Drogue, alcool, médicaments, peu importe les moyens, du moment que le public aime et en redemande et que la vie devient un spectacle et que les contrats rapportent de plus en plus d'argent…


Le spectacle de cette vie pommée, perdue, abandonnée pourrait paraître banal aux yeux des habitués des magazines à scandale. Il ne faut pas, en revanche, oublier qu’il s’agit ici d’un roman, d’une œuvre de fiction qui bénéficie de toutes les libertés par rapport à son sujet. Difficile défi à relever et vrai risque à prendre pour Camille de Peretti, surtout que les faits réels sont si proches chronologiquement et si fragiles devant l’assaut et la tentation de la similitude voire de la confusion avec le fait divers. C’est pour le lecteur une difficulté de distanciation, il faut le reconnaître, sans pour autant diminuer la valeur du roman, valeur que l’on retrouve dans tant de pages décrivant le vécu tourmenté de l’héroïne. Ce qu’il faut retenir de la figure de Vickie ce sont surtout ses moments de tourments, de déchirements entre le désir de maternité survenue si tôt et, ensuite si tard, et l'espoir naïf de l’existence d’un monde bon et aimant.


En cela, le livre de Camille de Peretti renvoie le lecteur dans les cordes du triste spectacle que donnent à voir des média et les émissions de téléréalité: autant de tragédies modernes qui n’arrivent pourtant pas à cacher sous l’habit de la banalité médiatique toute leur cruauté qui, elle, est tout-à-fait réelle et pleinement destructrice.


Ce roman passionnant montre encore une fois la capacité de Camille de Peretti de hisser la fiction au même rang de dramatisme que la réalité même qui l'inspire. En cela son pari est magistralement réussi.


Dan Burcea 


Camille de Peretti, Blonde à forte poitrine, Éditions Kéro, 4, février 2016, 231 p., 17,90 euros.

 

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