Cours papa, cours ! « Fictions coréennes »

Decrescenzo, jeune maison d’édition, a décidé de se spécialiser dans la publication d’auteurs coréens contemporains et de les faire connaître aux lecteurs français. Le travail d’une maison comme Philippe Picquier - certes plus généraliste puisqu’elle englobe toutes les littératures d’Asie - nous donnait déjà un premier aperçu de la littérature coréenne. Alors que peut bien apporter un nouvel acteur dans un paysage déjà saturé ? Qui plus est, qu’a à offrir la littérature coréenne contemporaine ? C’est ce défi que tente de relever notre éditeur, en nous présentant une auteur jeune mais déjà accomplie.

Née en 1980, reconnue dès sa première nouvelle, Kim Ae-ran fait partie de cette jeune génération, qui fait souffler un vent nouveau sur la littérature du pays du matin calme. Cours papa, cours ! est un recueil de cinq nouvelles - des micro-fictions, comme a choisi de les appeler l’éditeur. Ces cinq récits sont centrés sur la figure du père, et les conséquences de son absence sur les héros, ou la présence d’un père qui ne sait pas tenir son rôle, qui échoue, et qui est dénigré par ses enfants. Loin d’être une critique sur la seule incapacité des parents à assumer leur rôle, ces récits nous plongent dans l’inconscient d’une génération qui a dû se construire avec d’autres repères, avec ses difficultés et ses échecs.

« La première lumière que je découvris dans ma vie occupait l’exacte surface du soupirail. Je compris alors que la lumière nous vient de l’extérieur. »

Le recueil débute par la nouvelle éponyme, dans laquelle une fille ne cesse de penser à son père, qui l’a abandonnée la veille de sa naissance, et qu’elle imagine depuis, au lieu d’un fuyard lâche, plutôt comme un joggeur fou, qui ne peut s’arrêter de courir. Le bâton-sauteur nous conte l’enfance de deux garçons qui, malgré un père qui ne croit pas en eux, ont soif d’apprendre et de devenir quelqu’un. Dans les secrets de l’insomnie, une jeune femme qui combat ses nuits blanches et cherche à contrôler son quotidien, doit gérer le séjour provisoire chez elle de son père sans le sou. A savourer, la description par le menu des troubles obsessionnels compulsifs de l’héroïne, totalement prisonnière de son quotidien et de l’image qu’elle estime renvoyer sur son entourage personnel et professionnel. Le poisson de papier dépeint la jeunesse d’un enfant pauvre dans son milieu : il grandira, apprendra seul la lecture grâce aux journaux qui font office de papier-peint sur le mur de sa chambre, puis quittera ses parents qui ne croient pas en lui et le portent comme un fardeau, et tentera de devenir écrivain. Enfin, dernière histoire de ce court recueil, un Signe d’affection raconte la vie d’un jeune homme depuis qu’il a un jour, enfant, été abandonné par son père dans un parc.

« Il y a des jours où ce que vous pensez improbable se produit sous votre nez. »

On le voit, la place du père et la manière d’assumer la paternité sont l’un des thèmes centraux de ce recueil. Mais les textes de Kim Ae-ran vont plus loin : elle révèle le malaise d’une nouvelle génération perdue entre tradition et modernité : dans la tradition coréenne, la place du père est au centre de la famille, elle-même au cœur de la société. Alors où peut bien aller une société si elle ne peut plus se reposer sur l’un de ses principaux piliers ? Et qu’adviendra-t-il d’une génération qui n’a pas profité de repères stables, perdue dans une modernisation effrénée ?

« En parcourant le test sur l’insomnie, allant de flèches « oui » en flèches « non », comme un enfant égaré cherchant sa mère dans la rue, elle arriva à la conclusion qu’elle aussi était un enfant perdu. »

Kim Ae-ran traite de l’absence, du manque, et de leurs effets sur la construction de l’identité. Elle nous donne à voir la difficulté de se construire en tant qu’adulte, à dépasser ces handicaps et à être soi-même dans une société de l’uniformité. L’auteur pose enfin une autre question : peut-on pardonner à des parents faibles et imparfaits ?

« Mon père tenait un magasin de matériel et de petites réparation électriques. Je dis magasin, mais en réalité il s’agissait d’une échoppe dans laquelle les pièces détachées et les câbles électriques s’enchevêtraient comme des intestins. »

Avec un style léger, où l’humour tient toute sa place, Kim Ae-ran part de la simplicité du quotidien pour accéder à une dimension poétique, entre rêve et réalité - le poisson de papier, réflexion sur l’écriture, est à ce titre profondément touchante. Sa force est de nous plonger dans un univers pourtant lointain en le rendant accessible et proche : on rêve de se balader à travers les rues des villes coréennes, d’aller se purifier dans les Jjimjilbang (les bains publics coréens), de tremper ses lèvres dans un verre de makkeolli, ou de goûter un gimpap.

Un livre plaisant, autant pour son contenu, il faut le dire, qui nous dépayse, que pour l’objet lui-même : on notera avec intérêt le format proposé, intermédiaire et inattendu, ainsi que le papier utilisé, qui donne la sensation de toucher la peau du texte, fragile et délicate. Saluons donc par cette initiative, risquée à l’heure du livre numérique, l’arrivée d’un éditeur qui nous ravit par ses choix rafraîchissants, et d’un auteur qui ne pouvait débuter en France de meilleure manière.


Glen Carrig

Kim Ae-ran, Cours papa, cours ! Decrescenzo éditeurs, "Micro-fictions", traduit du coréen par Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo, octobre 2012, 132 pages, 15 €
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