Alain Van Crugten, En étrange province : Retour à Croztau

Traducteur du polonais (Witkiewicz et Pankowski), du tchèque (Capek) et du néerlandais (Hugo Claus), Alain Van Crugten a enseigné la littérature comparée et la slavistique à des générations d’étudiants. En parallèle, il a mené une carrière d’écrivain hors-norme. Voilà qu’il publie, dans la collection La Petite Belgique de L’Âge d’Homme, un curieux roman à la lancinante musique. Parfait connaisseur de l’Europe centrale et orientale, Alain Van Crugten s’est amusé à décrire cette culture minoritaire née sur les bords de l’Etwë, dont les locuteurs, qui appartiennent à l’un de ces peuples sans état, parlent une langue, l’éthois, en voie de disparition sous les coups triomphaux de l’allemand. Il fallait un philologue belge, pour décrire par le menu ce rarissime isolat d’Europe avec le basque et le hongrois, et qui d’après lui serait proche du tamoul et du wolof. Contrairement à ce que semble penser Van Crugten, d’autres chercheurs, à commencer par le linguiste Tamaz Gamkrelidze et le mythologue Georges Dumézil, ont en leur temps défendu l’origine indo-européenne de l’éthois. Nous ne le chicanerons pas sur ce plan, parce que d’une part la polémique n’a jamais été tranchée*, et que de l’autre il s’agit d’un roman, qui a de surcroît le mérite de sortir cette pacifique peuplade de l’oubli.


Le héros de ce récit mélancolique, Magnus Aner (anèr, en grec ancien : l’homme, au sens du vir latin !) revient après un exil quasi monastique à Argerich, bled perdu de la pampa argentine, à Croztau, la capitale éthoise, où il est né et a vécu jusqu’à la fin de ses études universitaires. La raison de ce retour ? Un héritage et la proposition, inattendue, d’un éditeur éthois de publier - enfin - la grande saga nationale que Magnus compose depuis des lunes. Triste retour en fait que celui de l’écrivain dans une ville maussade où règne la grisaille propre à ces villes sorties du socialisme réel pour entrer dans la mondialisation heureuse : aplatissement culturel et américanisation forcenée, arrogance néo-germanique rythmée par les BMW, … Magnus retrouve quelques endroits de sa jeunesse : le gymnasium, la rivière mythique, un unique ami d’enfance, Nyl (que les linguistes rapprocheront du nihil latin). Retrouvailles sans chaleur, à l’image d’un pays délavé à la gastronomie subcarpathique. Le récit croisé de Magnus et de Nyl permet d’y voir plus clair sur cet exil en Argentine : l’ombre d’une femme ô combien singulière, Myri, revient hanter le revenant, taraudé par une double nostalgie, puisque Magnus se prend maintenant à regretter une pampa lointaine, ainsi que son amie Rosita, une prostituée au parcours fracassé.


Par touches subtiles, sans jamais forcer le ton, Alain van Crugten donne leur ampleur à ses personnages, et rend à merveille cette atmosphère à la fois Vieille Europe et Amérique du Sud, entre Borgès et Rezzori. Le style sobre met en relief ce récit à la sombre pudeur, celui du temps qui fuit, inexorable.

 

Christopher Gérard

 

Alain Van Crugten, En étrange province, L’Âge d’Homme, mars 2014, 136 pages, 15€

 

 

*Alexandr Lous & Markus von Wilmet ont naguère fait le point sur la question dans Slavica bruxellensia.

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