Garchine et Dalize : Bienvenue au club !

Il est des auteurs qui ne peuvent décidément figurer qu’au catalogue de L’Arbre vengeur. Aucun autre éditeur actuel n’aurait en effet l’impudence d’aligner, à cette cadence, une telle galerie de dérangeants dérangés. Et, manifestement, ce n’est pas le passage du cap de la centaine de titres parus qui marque, pour la maison girondine, le temps de l’assagissement. Témoins : l’intronisation au club des Vengeurs de Vsevolod Garchine et René Dalize, deux beaux spécimens de méconnus, d’enfouis, de relégués, mais que voilà enfin rendus à notre curiosité.


Le premier porte un nom de Russe maudit, vampirisé de vices, tourmenté au point de se suicider un 31 mars 1888 à l’âge christique de 33 ans. Et l’on n’est pas surpris d’apprendre qu’il fut tout cela, en plus d’avoir subi de profonds traumatismes durant la guerre russo-turque de 1877. Une trajectoire fulgurante qui laisse dans son sillage quelques noirs météores aux scintillements ambigus. On aimerait ainsi revivre ces Quatre jours, présentés en rabat de couverture comme le « monologue intérieur d’un soldat laissé pour mort sur le champ de bataille face à la dépouille du Turc qu’il vient de tuer. » Mais une juste mesure du talent condensé de Garchine nous est déjà révélée avec La Fleur rouge.


Davantage que le processus ravageur de la démence, cette fable sèche met en scène un « moi » dont le développement exponentiel écrase la conscience raisonnante du personnage. Comme si L’Unique et sa propriété de Stirner avait été abrégé, pour figurer à la dimension d’un exemplum dans un traité de cas psychopathologiques.


Dès la première ligne, immersion immédiate dans l’enfer asilaire, avec l’arrivée d’un nouveau pensionnaire qui se prétend l’émissaire du Tsar, en charge de contrôler le bon fonctionnement de l’établissement. Sourire en coin des employés qui le reçoivent, fouille en règle, enregistrement, passage de la camisole de force (car l’individu est visiblement colère), séance de douche pour refroidir les convulsions. Cette prise en main n’occupe pas huit pages, c’est dire la nudité du récit et sa brutale efficacité. D’emblée rudoyé (tout comme le lecteur !), le protagoniste émerge quelque peu groggy de sa première nuit en ce lieu austère et sinistre. Puis il déambule dans les couloirs, croise les autres patients, pousse enfin son exploration jusqu’au jardin. Et là, dans la reconstitution maladroite et à vocation décorative d’une nature à l’état vierge, il tombe sur la fleur rouge, objet qui va l’obséder, accélérer son délire tout en conférant, très paradoxalement, un sens supérieur à son existence entière. Car « l’homme qui est arrivé à porter dans l’âme une grande idée, une idée généreuse, est indifférent à tout, à l’endroit où il se trouve, à ce qu’il éprouve, et peu lui importe de vivre ou de ne pas vivre. » Un coup de samovar en pleine face, cet opuscule !


Le Français René Dalize fait quant à lui partie des talents fauchés par la Première Guerre mondiale.


L’insatiable redécouvreur qu’est Eric Dussert, dans la postface très fouillée qu’il lui consacre, définit Dalize comme un « journaliste, gentilhomme d’aventures, marin de la Royale, fumeur d’opium et garnement littéraire ». L’épitaphe est belle. Il paraît également utile de mentionner, pour affiner le portrait de l’individu, qu’il fut rien moins que le dédicataire des Calligrammes d’Apollinaire et l’introducteur de la consommation de l’opium dans la société lettrée du début du siècle. Avec ce personnage haut en couleur disparaissait aussi sans doute le romancier anglais de langue française le plus prometteur de sa génération.


En effet, son Club des neurasthéniques n’est pas sans évoquer ces cercles de misanthropes, à la mise très étudiée et aux projets généralement macabres, tels qu’on en rencontrait sous la plume des plus éminents écrivains de Sa Majesté la Reine Victoria. Tous les éléments sont réunis ici pour créer un cénacle d’excentriques absolus : l’origine (le club ne rassemble que des « nés fatigués » et de blasés blasonnés) ; la fortune qui assure la suprême position de confort en ce bas monde, celle de rentier ; le rejet du quotidien et de ses agitations stériles ; le dégoût rédhibitoire envers « l’espace » et ses corollaires, soit toute forme de voyage ou de déplacement. C’est pourtant cette compagnie de larvaires dorés sur tranche qui, toutes affaires cessantes, va décider de fuir la civilisation, menacée par une galopante épidémie de peste. L’initiateur du mouvement migratoire – exceptionnel, unique même dans les annales de la vie de cette société plus discrète qu’ésotérique – n’est autre que son secrétaire, Mercoeur, qui est pour sa part amené à vivre davantage de péripéties en une journée qu’en toute une vie. Un duel qui débouche sur un serment d’amitié, une mission d’importance confiée par l’oncle qui jadis le déshérita, l’idée enfin de substituer par une croisière au pied levé le sabordage collectif que s’étaient promis d’accomplir nos huit blasés crépusculaires…


La découverte de ce roman vaut surtout pour la promesse de l’œuvre qu’il contenait. Las, la guerre, dévoratrice aveugle, ne fit qu’une bouchée du destin du malheureux Dalize. Et, suprême ironie du sort, nul ne sait où se trouve la sépulture de celui qui signa par ailleurs un chef-d’œuvre de la poésie de Poilus, rédigé dans les tranchées : La Ballade du pauvre Macchabée mal enterré. 


Frédéric Saenen


Vsevolod Garchine, La Fleur rouge, L’Arbre vengeur, juin 2013, 46 pp., 6 €.

René Dalize, Le Club des neurasthéniques, préface d'Eric Dussert, L’Arbre vengeur, mai 2013, 330 pp., 20 €.

Aucun commentaire pour ce contenu.