Du bon, du Bonneff…

                   

Grâce à l’Arbre vengeur, qui étoffe son catalogue d’un nouveau cri et d’un authentique chef-d’œuvre, le nom des frères Bonneff (Léon et Maurice) sort enfin du Léthé aux fâcheuses allures de ruisseau où il croupissait depuis trop longtemps. S’ils n’avaient pas été fauchés en 1914, dans la trentaine, il est à gager que le duo littéraire qu’ils formaient aurait pu équivaloir en notoriété à celui des Goncourt ou des Tharaud. Bien sûr, ils ne jouaient pas dans la même cour… Les salons que fréquentaient les Bonneff étaient ceux, étriqués et grouillants, des quartiers ouvriers, et c’était la lisière nord de Paris qu’ils sondaient plutôt que l’Orient de la métropole.

Aubervilliers. Qui se douterait que derrière les syllabes de ce toponyme si doux, quasi musical, se terrait, au début du siècle passé, la banlieue la plus dure de la capitale ? Céline, qui baptisait les zones de relégation urbaines « le paillasson des villes », devait connaître cet ouvrage, apport majeur à la veine prolétarienne et « moment cardinal de l’exploration sociale en littérature », pour reprendre la juste expression du préfacier / redécouvreur Éric Dussert.

Le genre auquel appartient ce texte est cependant mouvant, dans la mesure où il oscille en permanence entre document, témoignage sur le vif, tranches de vie transposées et adaptées au découpage feuilletonesque. Aubervilliers, il faut s’y résoudre, n’est ni un roman ni un essai ; c’est la vie même, et voilà pourquoi bon nombre de ses pages s’encaissent avec douleur, entre cœur et plexus, en uppercut d’encre.

Parce que les petites gens qui peuplent ce « pandémonium dont le principal démon se nomme misère » (Dussert à nouveau) ne sont pas des ouvriers modestes, encore moins des artisans. Mais bien les ramasseurs, les vidangeurs, les fouilleurs de tréfonds, les manieurs de substance mort (les acides et les engrais notamment), les équarisseurs. Les mains plongées à longueur d’existence dans ce que le système a de moins ragoûtant - soit les tripes de ses animaux d'élevage et ses latrines - les crevards d’Aubervillers se situent à la base de la pyramide des besoins, voire juste en dessous. Sans eux, la corne d’abondance s’écroulerait ou se laisserait submerger par ses déchets et ses déjections non-retraités ; cette « armée de réserve » qui consent à exercer le labeur du pire constitue en réalité les pilotis faméliques et décatis qui tiennent en équilibre la société bourgeoise. C’est le ressort honteusement caché du miracle, le « prestige » du tour de magie capitaliste.

On en croisera donc, des miteux, des perdus et des ravagés des deux sexes. Et même quand ils se laissent aller à consommer des « poisons » au bistrot pour un peu soulever la crasse collée à leur âme, même quand ils bousculent leur progéniture morveuse ou qu’ils sombrent dans la violence conjugale, on se prend à les aimer, les citoyens en loque de la « ville terrible et charmante ». On rit avec eux face au ridicule de leurs petites misères, puis on les laisse repartir trimer dans la Misère, la majuscule, la singulière, la fatale. Ils se révoltent ? On les soutient, pardi, sinon, quel sordide on serait. Leur rêve syndical vole en éclats, leur gifle au contremaître les amène définitivement à ras de terre ? On les relève, on leur donne l’accolade, et on pleure avec eux, une larme pour la peine, une larme pour la rage, un reniflement pour l'espoir.

On apprend, dans sa notice biographique, que Léon Bonneff écrivait à L’Humanité… La préposition est superflue.

Frédéric SAENEN

Léon Bonneff, Aubervilliers, Préface d’Éric Dussert, illustrations de Nicolas André, Éditions de L’Arbre vengeur, Collection de l’Alambic, 340 pp., 19 €.

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