Amicalement vôtre, mémoires de Roger Moore

Tell me Moore


Sean Connery ? Allons donc ! Daniel Craig ? Vous voulez rire ! Le seul, l’unique Bond, c’est Roger Moore. Parce que, comme le montre son autobiographie, Amicalement vôtre, il a permis à tous les autres Bond d’exister.


Il faut toute la pauvreté d’imagination de besogneux plumitifs pour oser poser, chaque fois que sort un nouveau « Bond », la fracassante question de savoir quel a été le meilleur interprète de l’Agent 007. On dirait que personne ne s’est rendu compte que la réponse est toujours prévisible : se sont retrouvés en tête du classement il y a trois mois, quand Skyfall est arrivé sur les écrans, Sean Connery et Daniel Craig. Autrement dit, le premier (même si, à la vérité, Bond avait été interprété à la télévision américaine par le comédien Barry Nelson avant que Connery ne l’incarne au cinéma, mais qui, dans le grand public, connaît ce détail ?) et le dernier en date. Sean Connery, parce qu’on le garde pieusement dans le disque dur ; Daniel Craig parce que c’est tout ce dont on dispose dans la mémoire vive.


Vain débat, vraiment. Au bout d’une demi-douzaine d’interprètes différents, Bond s’est révélé être ce qu’il est, avec sa grandeur et sa faiblesse. Pour reprendre la définition donnée jadis par Barthes de l’œuvre d’art, Bond est une œuvre ouverte, pour ne pas dire une forme creuse ou une auberge espagnole. Il est par essence protéiforme (ce que n’avait pas bien compris Fleming, qui avait mal accepté au départ de voir son héros sous les traits de ce camionneur de Connery) ; cette nature de caméléon est à mettre en rapport avec sa fabuleuse capacité d’adaptation : il peut conduire n’importe quelle voiture, piloter n’importe quel avion, être comme chez lui dans n’importe quel pays. Bond est, au sens propre du terme, un passe-partout.


Toute hiérarchie entre ses différents interprètes est malvenue, car, comme l’a dit la productrice Barbara Broccoli dans l’excellent documentaire Everything Or Nothing, rappelant que Jamais plus jamais, qui avait marqué le retour de Sean Connery dans le rôle, avait eu moins de succès qu’Octopussy, sorti au même moment, avec Roger Moore, Bond, ce n’est pas seulement un interprète, c’est un univers. En fait, et comme pour toute œuvre d’art, la question n’est pas tant de savoir si tel film a un style que de savoir si son style correspond bien à son sujet. Quel mal n’a-t-on pas dit de George Lazenby, qui n’avait aucune expérience en tant qu’acteur lorsqu’il tourna Au Service Secret de Sa Majesté ! Il n’empêche que ce film est considéré aujourd’hui comme l’un des meilleurs de la série : on s’est rendu compte que l’incompétence même de Lazenby allait à merveille avec le James Bond jeune et, dans une large mesure, très passif qu’il était censé présenter sur l’écran.


Cela posé, et au risque de passer pour totalement incohérent, nous dirons haut et fort que le seul, le vrai, l’unique Bond, c’est Roger Moore. Oui, celui-là même qu’il est de bon ton de mépriser. Un magazine n’avait pas craint, il y a trente ans, de parler à son sujet de « courgette humaine »… Chacun, bien sûr, peut préférer tel ou tel interprète de Bond, mais Moore est unique précisément parce qu’il a fait le premier la preuve que Bond pouvait changer de visage, et beaucoup plus profondément, parce que c’est lui qui l’a inscrit dans l’Histoire. C’est pourquoi, de toute la floppée de livres parus sur Bond dans le sillage du film Skyfall, nous sommes tenté de n’en retenir qu’un — la réédition en poche de l’autobiographie du bon Roger, publiée en France sous le titre Amicalement vôtre (en référence à la série télévisée dont il partageait la vedette avec Tony Curtis et à A View To A Kill, en français Dangereusement vôtre.).


Que reproche-t-on au juste à Moore-Bond ? D’abord, écartons les accusations imbéciles, les réflexions du genre : « On voit bien que ce n’est pas lui qui réalise ses cascades ». C’est curieux : on voit bien, dans Skyfall, que ce n’est n’est pas Daniel Craig qui saute ou plonge ou glisse comme un beau diable dans les escaliers du métro londonien (le cascadeur qui le double est nettement plus petit que lui), mais personne ne trouve à redire. Ce qu’aujourd’hui encore, plus profondément, on ne pardonne pas à Moore, c’est d’avoir tiré la série du côté de la comédie. Mais à cela on répondra au moins deux choses : la première, c’est que, dès les premiers « Bond », les moments de comic relief ne manquaient pas et les one-liners étaient légion. Ce n’est pas Moore, c’est Connery qui disait « Bon appétit », en français dans le texte, après avoir poussé un méchant dans un bassin peuplé de piranhas ; la seconde, c’est que nombre de situations récurrentes sont parfaitement absurdes dans tous les « Bond ». Comme le dit Moore dans son livre, qu’est-ce donc que cet agent secret connu dans tous les grands hôtels de la planète, au point qu’il n’a même pas besoin d’ouvrir la bouche pour que le barman lui prépare son Martini shaken, not stirred ? Moore ne comprend pas non plus qu’on ait pu critiquer ses « Bond », et avaler sans broncher la voiture invisible de Brosnan dans Meurs un autre jour.


Bien sûr, on pourra toujours arguer que, même si l’on tient compte de ses facéties, Connery était plus violent, plus brutal que Moore. Mais c’est justement en révisant cet aspect des choses que Moore a fait entrer la série dans les sinusoïdes de l’Histoire (sans même parler du fait qu’il a occupé son poste assez longtemps pour nous permettre de voir Bond vieillir). Souvenez-vous des premiers rois de Rome. Ils sont sans doute mythiques, mais l’alternance qu’ils illustrent n’en correspond pas moins à une réalité. Romulus, Numa Pompilius, Tullus Hostilius, Ancus Marcius : un roi belliqueux, un roi pacifique, un roi belliqueux, un roi pacifique… Tout simplement parce qu’il y a forcément des moments « creux » entre les guerres. Parce qu’il faut souffler un peu, avoir le temps de « se refaire une santé », même quand les sentiments d’hostilité restent vivaces. Et aussi parce que, si l’on croit ce que dit Marx dans le Coup d’état du 18 Brumaire, « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois — la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Il est donc dans la logique des choses qu’à la tension hitchcockienne de Bons baisers de Russie succède, une quinzaine d’années plus tard, la fluide légèreté de l’Espion qui m’aimait. « Détente, indeed », s’écrie dans ce film le cruel Stromberg, surpris par la complicité qui lie l’Occidental Bond et la Soviétique Ana. Mais est-ce leur faute si, entre-temps, le monde a changé ?


L’alternance de chaud et de froid s’est poursuivie avec les interprètes suivants. Après Moore le rigolo est arrivé Timothy Dalton, qui ne plaisantait guère, et qui explique qu’il avait construit toute son interprétation de Bond autour du fait que le personnage imaginé par Fleming était d’abord un tueur professionnel. Mais après Dalton est venu Pierce Brosnan, qui, à bien des égards, et malgré tous ses efforts pour paraître sans merci, chantait sa partition dans une tonalité très moorienne. Et après Brosnan, nous avons Craig, qui porte sur le visage en permanence les stigmates de la tristesse, pour ne pas dire une espèce de rigor mortis.


Nous n’avons pas encore précisé que cette autobiographie de Roger Moore n’est pas vraiment auto, puisqu’elle a été ghostwritée par l’homme qui lui sert depuis longtemps de secrétaire, Gareth Owen, mais cette imposture, dans la mesure où elle est reconnue et proclamée, va dans le même sens que ce qu’expliquait à propos des « Bond » Barbara Broccoli : l’ère Moore coïncide, vers la fin des années quatre-vingt, avec la disparition de l’espèce des yuppies, autrement des individus uniquement préoccupés de leur petite personne, et marque peut-être un retour à un sentiment plus collectif. Moore est, à notre connaissance, le seul interprète de Bond qui ait posé sur une photographie (reproduite dans James Bond par Roger Moore, autre ouvrage « apocryphe » et avoué comme tel) entouré des quatre cascadeurs qui le doublaient pour les scènes périlleuses. Le seul à avoir reconnu et révélé aussi ouvertement que Bond était un monde beaucoup plus qu’un personnage. Et, si l’on veut, en rapport avec cet aspect des choses, poser la question fumeuse, mais rituelle, du réalisme, ou pourra dire qu’il y a deux types de réalisme : celui des « Bond-Connery », qui pouvaient dans une certaine mesure s’apparenter à des documentaires, et celui des « Bond-Moore », dans lesquels le réalisme n’est pas à trouver dans les intrigues, mais, assez paradoxalement, dans la complicité concrète établie entre l’acteur et son public à travers une série de clins d’œil brechtiens. Que les éminents critiques n’aient pas voulu participer à ce grand jeu de theatrum mundi ne saurait nous surprendre. Moore, d’ailleurs, sentant peut-être que la situation était désespérée et qu’il ne pourrait convaincre l’intelligentsia, a pratiqué la politique du pire : on voyait en lui un clown ? eh, bien, il serait ce clown, il ne serait que ce clown. Il est difficile, sinon impossible, de trouver une interview de lui dans laquelle il réponde sérieusement aux questions qu’on lui pose. Sachant qu’on allait de toute façon minimiser son talent, il prenait un soin malin à le minimiser lui-même. « Réalisez-vous vous-même vos cascades ? — Bien sûr, je réalise aussi moi-même mes mensonges. »


L’intérêt majeur d’Amicalement vôtre, c’est que, même si — on ne se refait pas — le ton reste souvent moorien, donc self-deprecatory, on y entend enfin et souvent une voix qui frappe par sa sincérité. Et qui, chose étrange, prend des inflexions de plus en plus graves et de plus en plus sérieuses. On ne sourit plus beaucoup en lisant les cent dernières pages de ces mémoires, mais ce sont probablement les plus prenantes — celles dans lesquelles le comédien à la retraite explique comment, sous l’influence d’Audrey Hepburn, il est devenu un jour ambassadeur de l’UNICEF et pourquoi il prend à cœur ces présentes fonctions. Pendant qu’à Marbella Sean Connery joue au golf encore et encore (il est vrai qu’il faut qu’il se console de l’échec de ses propres mémoires, brumeux péan à la gloire de l’Ecosse : cinq mille exemplaires en tout et pour tout vendus dans le monde entier). Bien sûr, les méchantes langues pourront toujours dire que Moore a accepté cette charge par pure vanité. Mais franchement, à son âge (il a depuis longtemps passé quatre-vingts ans) et étant donné le compte en banque dont il dispose, a-t-il besoin de continuer à faire le tour du monde pour défendre la cause des enfants ? Ment-il quand il déclare qu’il a honte aujourd’hui lorsqu’il revoit dans l’Homme au pistolet d’or cette scène dans laquelle Bond ne craint pas, pour échapper à ses poursuivants, de jeter à l’eau le petit garçon avec qui il partageait sa barque ?


Moore n’est pas un saint. Tel attaché de presse pourrait vous raconter comment, il y a trente ans, il fallut littéralement le porter jusqu’à sa chambre d’hôtel tant il était ivre. Mais il semble que le succès, qui en étourdit plus d’un, ait contribué à le dégriser. Ce serait une erreur de toujours confondre Bond et son Martini : le premier, quand il se nomme Moore, n’est ni shaken, ni stirred.


FAL


Roger Moore et Gareth Owen, Amicalement vôtre (My Word Is My Bond), traduit de l'anglais par Christian Jauberty, ArchipelArchipoche, "Biographie", octobre 2012, 8,65 €.

2 commentaires

Moore reste mon Bond préféré, notamment parce qu'il a connu les meilleurs méchants, comme Stromberg, Drax ou Walken dans Dangereusement vôtre.

erreur, triple erreur ô Tietie007 car il n'y a qu'un seul et unique interprète, c'est George Lazenby, et d'ailleurs c'est bien dans Au service secret de sa majesté que James se marie, et toutes les situations de tous les autres opus découlent de cet épisode fondateur...