Woody Allen — Profession : cynique

Octogénaire Octogeignard Octogêneur


Guerre et amour. C’était le titre français d’un des films les plus marquants de Woody Allen. Mais c’est peut-être aussi l’expression qui résumerait le mieux les rapports qu’il entretient avec le public. Ava Cahen s’est appliquée dans Woody Allen Profession cynique à dérouler, sinon à démêler, l’écheveau de ces contradictions.


Le titre est clair, sans doute très vendeur en France, pays où ricanement et pessimisme sont des sports nationaux, mais il n’apparaît pas forcément comme l’annonce d’un remède à la mélancolie. L’étude d’Ava Cahen sur Woody Allen ne s’intitule pas simplement Woody Allen, mais Woody Allen — Profession : cynique, et l’ouvrage de Michel Onfray sur le cynisme, ou plus exactement sur les cynismes [1], est régulièrement convoqué, comme on dit aujourd’hui, pour renforcer l’analyse des nombreux films qui défilent au long des pages — une cinquantaine, puisque Woody, qui vient de passer octogénaire, en tourne un par an avec la régularité d’une horloge suisse depuis ses débuts au cinéma, vers la fin des années soixante.


Bien sûr, on pourra toujours se demander s’il n’y a pas nécessairement une composante cruelle dans le rire et même dans l’humour, et un grand nombre de citations ou de séquences cinématographiques évoquées et commentées dans cet ouvrage sont très drôles et terriblement pertinentes, mais le bovarysme qu’Ava Cahen définit non sans raison comme l’un des traits marquants de Woody Allen — ou en tout cas de son personnage — n’entraîne pas vraiment chez nous la compassion que nous pouvons éprouver pour Emma Bovary.


« Adoré ou détesté », nous dit la quatrième de couv’. Rien de plus juste. Mais il convient toutefois de préciser que Woody est souvent adoré ou détesté par les mêmes. Peu de cinéastes suscitent autant que lui le désamour ou les retrouvailles. Il arrive que des fans abjurent leur foi allénienne du jour au lendemain, à la suite d’un ou deux films. La raison de ses rapports d’amour et de haine est sans doute à trouver dans cette révélation que Woody Allen eut à l’époque d’Annie Hall, film qui reste pour beaucoup, encore aujourd’hui, son chef-d’œuvre : « Instinctivement, j’ai senti que si je m’adressais directement au spectateur en lui parlant de mes problèmes personnels, cela l’intéresserait, puisque je savais que beaucoup de spectateurs ressentaient la même chose, et avaient les mêmes problèmes. » Rien de bien nouveau là-dedans, à vrai dire. Hugo avait déjà dit, dans la préface des Contemplations : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » L’égoïsme est l’un des traits majeurs, nécessaires, de tout artiste puisque nous attendons d’un artiste qu’il nous propose sa vision du monde. Encore faut-il que cet égoïsme se double d’une certaine conscience des autres et d’une certaine acceptation du monde tel qu’il est pour qu’une vraie communication avec le lecteur ou le spectateur puisse s’établir. Or il y a à cet égard ce qu’on pourrait appeler des lacunes chez Woody Allen. Par exemple, le seul enfant qu’il ait jamais représenté dans ses cinquante films, c’est lui-même (dans Radio Days, essentiellement), et c’est une banalité que de dire que, même et surtout dans les films où il n’apparaît pas, il fait très fréquemment jouer les acteurs — y compris les actrices — comme lui. C’est un peu court, vieil homme.


On pourra dire pour sa défense qu’il est parfaitement conscient du danger, comme en témoigne cette réplique de Harry dans tous ses états : « Tu es tellement obsédé par toi-même que tu te contrefous des personnes que tu détruis. Tu as raconté absolument toute notre histoire ! Avec tous ses détails. » Mais évite-t-il toujours ce danger ? Il convient sans doute de distinguer deux choses chez Woody : son obsession de la mort, dont on peut dire sans risque qu’elle est partagée par tous ses frères humains, et sa manière de la résoudre, ou tout au moins de la réduire, qui, elle, varie au gré des saisons (et qui contraint Ava Cahen à envisager sa carrière en suivant tout « simplement » l’ordre chronologique) et prend à l’occasion des visages peu convaincants.


Comment résister au Woody Allen de Minuit à Paris, à son héros qui s’en va se perdre dans le Paris d’Hemingway et de Fitzgerald, mais comprend qu’il fait fausse route et ferme cette parenthèse temporelle pour revenir affronter courageusement les ennuis qui l’attendent dans le présent ? Il y a d’ailleurs dans ce film bien plus de générosité que dans le livre d’Hemingway Paris est une fête, dont visiblement il s’inspire et qu’on a récemment ressorti des étagères pour les raisons que l’on sait. « Hem », exception faite des chapitres consacrés précisément à la littérature, apparaît dans cet ouvrage comme un grand adorateur de son propre nombril, convaincu que le récit qu’il fait de la recherche d’une bouteille de vin rouge aura valeur d’épopée.


Mais inversement, comment ne pas trouver un goût amer au dernier plan de Blue Jasmine, avec son héroïne abandonnée à sa folie sur son banc, ou au principe même de l’Homme irrationnel, dont le héros désabusé ne reprend goût à la vie qu’en allant tuer quelqu’un d’autre (nous refusons d’être dupe de l’habillage moral de l’affaire, la victime étant présentée comme un odieux personnage et l’hybris du héros n’échappant pas à la fin au châtiment divin…) ? Il y a là une désinvolture qui ne saurait être partagée par tous les spectateurs. Bien sûr, la mission de l’artiste ne consiste pas à peindre sans arrêt la vie en rose — et il n’est pas interdit de saluer comme des chefs-d’œuvre les films de Woody Allen qui se situent sur le fil du rasoir moral (Ombres et brouillard, Crimes et délits, Matchpoint) —, mais l’artiste doit au moins avoir une foi indéfectible en son art et c’est ce qui fait que Woody, tout bovaryste qu’il est, n’est pas Flaubert.


On sait qu’il a expliqué que l’idée de savoir que certains de ses films, déjà considérés comme des classiques, pourraient lui survivre le laissait souverainement indifférent, puisque, de toute façon, il ne sera plus là pour voir. « Je ne veux pas atteindre l’immortalité grâce à mon œuvre, mais en ne mourant pas. » Désespoir, cynisme d’autodidacte ? La manière dont Woody Allen, sans avoir fait d’études, s’est emparé de la littérature, de la culture et du bon goût (peu de films américains sont aussi élégants que les siens) est impressionnante, mais il reste, peut-être de son propre fait, l’outsider, les efforts qu’il a dû accomplir par lui-même l’empêchant sans doute de voir proustiennement dans chaque artiste la réincarnation de tous les artistes qui l’ont précédé et l’annonce des artistes qui lui succéderont. Woody Allen a le droit de se moquer de l’Université. A-t-il le droit de la réduire mesquinement à cette galerie de monstres qu’il nous présente dans son dernier film ?


Saluons chez Ava Cahen la manière dont, tout en étant d’un bout à l’autre fascinée par l’œuvre du réalisateur, elle a su ne jamais présenter de celui-ci un portrait retouché ou embelli. Témoin le titre de son chapitre central. Vous attendiez « Humour noir » ? Eh bien, non, il s’intitule « Humeur noire ». Mais l’optimisme de sa conclusion ne laisse pas d’être contagieux : Woody Allen ne sortira pas de la vie « ainsi que d’un banquet », comme le conseillait La Fontaine, mais l’octogénaire qu’il est continue de planter.


FAL



Ava Cahen, Woody Allen — Profession : cynique, L’Archipel, novembre 2015, 18,95 €




[1] Cynismes. Portrait du philosophe en chien, le Livre de Poche. Soit dit en passant et avec tout le respect dû à Onfray, Ava Cahen centre tellement son affaire autour du cynisme qu’elle aurait pu renvoyer son lecteur directement aux textes antiques sur Diogène & Co. On pourra par exemple consulter le remarquable recueil, dû à Léonce Paquet et publié aussi dans le Livre de Poche, les Cyniques grecs — Fragments et témoignages.

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