L’enfant aux cerises ou le musée intérieur de Jean-Louis Baudry

Parler peinture est une gageure, disons plutôt évoquer une œuvre car mettre des mots sur une émotion n’est jamais simple : il y a les scientifiques, les universitaires à la langue pointue dont la lecture est assommante (mis à part des exceptions comme Georges Didi-Huberman) et les poètes, qu’ils en fassent profession comme Yves Bonnefoy ou qu’ils en adoptent l’esprit. C’est ici qu’entre en scène Jean-Louis Baudry dont les textes soufflent une musique sensible sans report en notes de bas de page mais imposent une lente intimité, aussi bien avec l’artiste que sa création… Comme le rappelle si justement Alain Fleischer dans sa préface, pour parvenir à porter un regard sur le monde, à s’y intéresser, à s’en émouvoir, Jean-Louis Baudry, à l’instar du héros proustien, n’y parviendra qu’après que le monde lui eut été révélé par les œuvres d’art, sans lesquelles il l’eut perçu privé de relief, de contrastes et de l’éclat des couleurs.

 

La peinture avait donc bien la vertu de garder dans une éternelle et miraculeuse survie les personnages qu’elle nous proposait. Elle les conservait dans l’état où elle les avait présentés, martyrs, fusillés, victimes de guerre innombrables, pendus à des arbres, écartelés, vidés de leurs viscères, ou même héros de fêtes sanglantes, de Manet encore, couché de tout son long sur le sable de la toile, ce torero en habit de lumière noir. Mais vierges aussi, et douces promeneuses abritées d’une ombrelle grimpant la pente d’une prairie ensoleillée de coquelicots. À jamais morts ou vivants, selon l’inspiration du peintre et de ses tout-puissants décrets.

 

En de petites nouvelles ou de courts essai, Baudry nous prend par la main pour nous conduire vers ces espace-temps hors de Chronos, sanctuaires où l’œil repose l’âme en l’invitant à d’autres voyages. Aspirations à pouvoir contempler sans compter, oublier le corps et la fatigue qui bien trop souvent nous chassent des galeries. Les personnages de sa peinture jalonnent ses pensées comme des personnages de roman, ils l’accompagnent jour et nuit, incitant une intuition, donnant du mouvement à sa pensée, imposant un naturel souverain de la chose directement ressentie.

D’ailleurs, les peintres n’useraient-ils pas, pour atteindre la chair du visible, d’un faire semblant, par le biais du découpage des motifs en fragments, pour nous donner une image, nous exhortant par tant de déformations, d’à-peu-près, de détournement, par le désir peut-être d’en travestir c’est-à-dire d’en personnifier les aperçus, à ne voir rien d’autre dans la peinture que la peinture ou, ce qui revient au même, par ce qui dans leur tête se traduit en peinture ?

 

Envolés alors tous les discours pompeux des académies, les donneurs d’ordre à penser, les marchands du temple qui blanchissent leur monnaie en spéculant sur des monochromes ou des ballons de baudruche. N’en déplaise à certains, il y a bien la bonne et la mauvaise peinture, et au-delà des institutions qui ne consacrent plus, selon leur objet initial, mais suivent le mouvement, s’élèvent quelques voix dissidentes pour nous rappeler le beau, cette notion indispensable à l’être humain. Ce beau sans qui rien n’est habitable, rien n’est envisageable, rien n’est acceptable ; et la peinture doit participer de cet élan puissant et libératoire quelque soit le sujet abordé en enrichissant le fonds personnel du regardeur …

Ainsi, à défaut de musée imaginaire, Jean-Louis Baudry composa son musée intérieur. Un musée idéal qui ne tient pas uniquement compte de ses goûts mais interfère dans les moments cruciaux de sa vie, au-delà de la subjectivité et révèle une personnalité, un caractère. L’œuvre que nous aimons est celle dont nous pouvons penser qu’elle nous est personnellement destinée.

 

Ainsi s’en ira Jean-Louis Baudry sur la lagune : on ne voit pas Venise, on la revoit. Effacer les regrets laissés par les précédentes visites et tenter de revivre les moments de gloire dont nous a gratifiés la cité. Et très vite, après deux jours de solitude silencieuse lorsque ses pas le mènent à la Scuola di San Rocco, où personne ne peut résister à l’un des plus extraordinaires plafonds peints que le monde ait connu, le choc est tel que l’énergie nouvelle qui s’empare de lui, délie sa langue : il parle tout seul. Face aux œuvres du Tintoret les mots sont appelés, la peinture exige la parole. Il semble bien qu’elle attende d’être dite, d’être décrite…

Dite et vécue puisque, muni de notre miroir en plateau, nous déambulons, dansons autour de ces caissons, vertige d’une beauté totale. Et si le corps parle l’esprit aussi s’empare du phénomène, un sentiment étrange habite le regardeur. Il espère y trouver soit une assurance d’existence qui persiste à le fuir, soit l’expression de ses inquiétudes, soit une image de ses désirs… Or le monde de Tintoret n’est pas celui-là. Ces œuvres-là, il faut le dire, ont l’efficace d’une grâce : elles nous introduisent à l’intérieur d’un monde que nous n’avons pas habité et que nous ne pourrons oublier.

 

Indispensable carnet de route que ces notes de Jean-Louis Baudry rédigées dans une langue musicale et fluide que l’on rencontre si rarement dès lors que l’on évoque l’art. Laissons-le nous accompagner au plus près des multiples rencontres qui nous attendent sur les chemins de l’histoire de la peinture...

 

François Xavier


Jean-Louis Baudry, L’enfant aux cerises, préface & photographies d’Alain Fleischer, L’Atelier contemporain, novembre 2016, 176 p. – 20,00 €

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