L’œil du monde de Pascal Dethurens se glisse par les fenêtres

Dans la métaphore, il en est une dont la présence, aussi bien en littérature qu’en peinture, s’affiche résolument selon les desseins des artistes : c’est la fenêtre qui affirme, mieux qu’un espace de la vue, une intention de sens. C’est elle qui montre, ouvre, libère mais surtout… signifie. Elle est tableau à elle toute seule, elle se donne au regardeur comme une entité à lire et comme un engin de découverte.
Pour mieux nous aider à trier le bon grain de l’ivraie, Pascal Dethurens construit son essai autour des représentations picturales et littéraires de la fenêtre, dans le champ précis où cette dernière jouit d’un régime particulier de figuration dès lors que le spectateur a conscience que la fenêtre dépasse le simple rôle d’objet, pour acquérir un authentique surcroît de sens.

S’il y a dialogue avec les fenêtres, c’est bien qu’elles ont un langage, à nous de le découvrir, d’en écouter les dissonances ou les complicités possibles, de comprendre ce rapport heureux à la présence, cet art par lequel l’homme jouit d’un pur regard, tout entier soustrait aux impédiments du lieu et du moment ; ce sens si noble, élevé au-dessus de tous dans la tradition occidentale : la vue.

Ainsi mon cœur affolé se penche
Par les yeux – ces fenêtres de l’âme –

Calderon (1635)

La fenêtre est bien à l’œil ce que la porte est à la bouche, et si la peinture est donc l’œil des poètes qui sont la bouche des taiseux voilà bien les peintres en alliés substantiels des poètes, selon la belle formule de René Char. Sauf que Kandinsky nous empêche de penser en rond : dans Du Spirituel dans l’art il s’ingénie à souligner que les vibrations de couleur sont indescriptibles par des mots. Il y a donc parfois nécessité de faire silence devant un tableau…
Ce qui n’interdit pas l’observation, la mise en perspective par l’exemple de Van Gogh qui ferme sa fenêtre dans sa Chambre à Arles – pour ne rien laisser filtrer du monde extérieur ? – quand Monet reprend la même structure dans La Sieste en l’ouvrant au grand large célébrant le bonheur de vivre, rendant gloire à cette existence au soleil…

L’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma chambre-atelier, le mur de la fenêtre ne crée pas deux mondes différents, et le bateau qui passe vit dans le même espace que les objets familiers autour de moi.
Matisse

Il y aura la Femme à la fenêtre de Caspar David Friedrich qui est l’une des toiles les plus fameuses du Romantisme : Caroline, vue de dos, qui mire les bateaux sur l’Elbe, le contraste entre l’extérieur lumineux et la tapisserie vert sombre, la vie semble ailleurs, là-bas, où semble s’étendre le lieu du sens…
Ce sera donc par le tableau, cette sorte de fenêtre, que le réel, ce lointain improbable, devient plus proche, conduisant le regardeur à s’imposer une nouvelle façon de regarder. D’où une peinture qui fera longtemps encore l’éloge du quotidien. Allant jusqu’à Edward Hopper qui montre des pièces ensoleillées aux fenêtres se donnant à lire comme un cadre illusoire inséré dans le tableau – parfois vide de personnage voire de meuble – par lequel le sens viendrait déranger la monotonie ambiante. Mais l’attente sera terrible, comme Godot ou encore Drogo qui contemple toute sa vie le désert des Tatares depuis les fenêtres du fort Bastiani dans l’attente d’une attaque qui ne viendra jamais…

En littérature la fenêtre est d’abord un lieu de transfert, de passage, une connivence scénique avec Roméo et Juliette dans lequel tout se joue à la fenêtre, car c’est ici que la parole défendue se dit et que le lieu interdit se force. La fenêtre de Baudelaire lui offrira la possibilité d’un texte qui frise l’hystérie dans sa rage contre le vitrier, dans cette idée développée par Yves Bonnefoy de voir plus, plus loin, autrement, par la raison poétique qui libère de toute entrave. Ainsi le poète peut-il s’en prendre à ce « Mauvais vitrier » qui n’a pas de vitres de couleur pour voir la vie en beau

La fenêtre est bien le lieu de l’événement, celui en direction duquel le sens converge, afflue, explose. Comme tout lieu d’apparition de l’événement, la fenêtre impose à l’homme de ressentir tout le panel de ses émotions, de la mélancolie désincarnée aux foudres de la passion.
 

Cette fenêtre est finalement tout autant un lieu (on se place à la fenêtre) qu’un objet (dont on se sert), un passage qui permet à l’homme – arrêté – de porter un regard sur le monde – en mouvement –, cette fenêtre est donc une situation. Elle symbolise l’opposition entre l’espace statique et le dynamique.
Elle est aussi un trou, un vide, rien ; la mélancolie d’une attente trompée, la possibilité d’une issue fatale, elle nous nargue et nous menace… Chirico le savait : ses fenêtres sont pures béances car le monde, réduit à ses essences, est pure vacuité. Voilà bien les fenêtres absolues, quelque part, car elles ne laissent passer que du non-être, cousines de la fenêtre de la Mélancolie de Cranach qui, en lieu et place du réel, ne figurait que du vide : le monde tel qu’il est.

Vous ne regarderez plus par la fenêtre de la même manière

François Xavier

Pascal Dethurens, L’Œil du monde – Images de la fenêtre dans la littérature et la peinture occidentales, broché avec couverture rigide, accompagné d’une vingtaine d’illustrations couleur, L’Atelier contemporain, mars 2018, 160 p. – 25 €

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