La troisième horloge de Robert Lebel

François-Marie Deyrolle confirme son statut de véritable éditeur, ce qui n’est jamais gagné par ces temps difficiles : depuis ses débuts il n’eut de cesse de dénicher, de porter ce qui compte en Littérature et quoi qu’on en dise, et quoi qu’il en coûte surtout, d’où certains revers financiers dont il a eu la force de se relever ; et voici qu’il reprend après le Mamco de Genève la suite des œuvres complètes de Robert Lebel, autant dire qu’il ne va pas atteindre les premières marches du podium des meilleurs ventes, mais qu’importe ! Ce n’est pas la taille du flacon qui fera l’élixir – même si ici nous frisons les 500 pages – mais bien dans l’excellence du propos. La folie de l’auteur. La qualité de l’ouvrage, sa réalisation – avec des facsimilés des premiers livres, certains accompagnés par Max Ernst –, sa force spirituelle, son humour, son décalage, son unicité. Et Robert Lebel est bien unique ! Aucun plagiat à l’horizon.
Voici donc le second volume : on y découvrira avec gouaille et jouissance ses textes de création – certains inédits – mêlant poésie et récits, le tout à la sauce surréaliste, foutraque, décalée… Mis à part une tentative autobiographique – avec le mémorable La Saint-Charlemagne écrit à 75 ans – le parcours littéraire de Lebel est avant tout un contre-pied. De L’Oiseau Caramel à La Double Vue s’enchaînent des scénettes où l’artiste joue au funambule sur une trame onirique, peignant des personnages confrontés à des situations cocasses. Le fantôme (craint ?) de Breton n’est pas loin lorsqu’il ose publier ses premiers écrits. Est-ce pour cela que l’on ne trouve qu’un seul recueil de poèmes – Masque à lame, paru en 1943 – alors que l’ambiance générale de l’œuvre baigne dans une poésie désarticulée, certes, mais bien présente, pesante, informelle mais si musicalement incarnée dans le style…

Solstice d’hiver
Il y a autour de vous des guirlandes pulvérisées

On voit dans le givre
des failles qui sont secrètes et froides
comme vos yeux

Vos doigts de plâtre
se brisent à chaque signe que vous me faîtes

Il tombe une neige sans trace de pas

Lebel entend la poésie à la manière des surréalistes, comme un refus de capituler devant les platitudes de l’existence en recherchant, dans la vie même, des occasions d’aventures, dont l’écriture peut éventuellement rendre compte, en adoptant des formes en elles-mêmes indifférentes. Tellement décalé Robert Lebel que Breton en fut le premier surpris, finalement : le pape si intransigeant, dictateur en son groupe, est sidéré – de l’aveu même de Lebel. On notera que l’exil aux USA, le désœuvrement, la rencontre avec Isabelle Waldberg et bien d’autres faits produiront un état d’esprit propice à oser poser sur le papier des suites de mots à l’apparence incongrue mais au sens multiples… De critique d’art, voilà Lebel poète à 42 ans !

D’étage permis, rive excisée, outils d’une palpable urgence
Au large épelant sa fureur s’improvise un bois d’aulnes
Quel bâtiment, rien de nu ne s’y blesse, à ses attaches de crépi
Rapatriera l’image déchirée d’un bras de mer

Tiraillé entre journalisme et création, ballotté par l’Histoire, Robert Lebel n’en perd pas pour autant son latin ni le temps pour la réflexion : transformer la société, soit, mais la question demeure de savoir comment concilier poésie et quotidienneté ? Le premier chapitre de son dernier texte personnel jusqu’alors inédit qu’on lira ici – Journal d’une démystification – est d’une grande clarté à cet égard. Tatoué par dada, Lebel voit le mot littérature dénaturé par un coefficient péjoratif, ce qui le bloque et le pousse à opter pour un mode comique et caricatural – surtout dans le récit Une Facétie qui dépeint un éditeur conscient de son rôle d’entonnoir par où s’écoulait sans fin la sottise littéraire – dont encore aujourd’hui 80% des livres publiés démontrent l’existence pérenne de cet outil diabolique…
Voilà donc Lebel pris à son propre piège : devoir écrire sans se prendre pour un écrivain, sans se considérer arrivé, installé, et toujours conserver le temps de la réflexion, de la contemplation, ce temps lent, long, dont Kijno me rappelait à chacune de nos conversations téléphoniques du samedi matin combien il était indispensable, vital de le chérir, le conserver car l’immédiateté contemporaine ne conduit qu’à la faillite.
Lebel entreprend donc de se soustraire aux pièges tendus par les horloges du temps social, il faut renoncer aux mondanités et protéger son temps libre, son temps de création. Mais sans temps social point de notoriété, il faut donc accepter le double jeu, faire sa pute, comme disait Soulages quand il évoquait ses montées à Paris loin de l’atelier de Sète afin de porter son image, évoquer son travail et ainsi ne pas sombrer dans l’oubli…
Lebel l'a bien compris, il sait qu'il faut cesser d’être pour être qui il est.

François Xavier

Robert Lebel, La troisième horloge – Poésies et récits, 1943-1986, édition établie et présentée par Jérôme Duwa, L’atelier contemporain, avril 2023, 480 p.-, 25€

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