Aimé Bonpland, mon amour

J'aurais pu faire allusion à ma passion quasi durasienne pour Aimé Bonpland, le bien nommé, explorateur rochelais du XIXe, compagnon inséparable du Baron de Humboldt, lors de leur célèbre expédition aux sources communes de l'Orénoque et de l'Amazone, en 1799-1800, et qui passa les 40 dernières années de sa vie dans le Río de la Plata et au Matto Grosso au Brésil, dans un trip sans retour en France totalement hallucinant, au niveau scientifique, politique et humain, lors de la parution de mon premier roman en 2010, sur ce personnage hors du commun: Le voyage sans retour d'Aimé Bonpland, explorateur rochelais (1), mais je n'en fis rien jusqu'à aujourd'hui...


Celui que Simon Bolivar, son ami intime, n'hésita pas à qualifier de re-découvreur de l'Amérique Latine, au même titre qu'Alexandre de Humboldt, occupa en effet mon esprit pendant plus de trois ans, de 2008 à 2010, et au terme d'un long processus de recherches, lectures, voyages et conférences, je finis par rédiger mon premier roman à la première personne, dans un état quasi médiumnique, proche de la ''métempsychose'' selon mon ami bonplandien s'il en est : Alain Couturier (2)...


En effet, celui-ci vient de publier Adeline Bonpland, un roman fascinant sur Adeline Delahaye (3), dite Bonpland, car elle partagea son existence pendant dix ans, de 1810 à 1820 -sans être jamais mariée avec lui, car le divorce était alors interdit -, tout d'abord au Château de la Malmaison, les sept premières années, puis à Buenos Aires, les trois dernières, avant que notre Aimé - tant aimé au demeurant de la gent féminine- ne s'envolât pour ses ultimes voyages, vers Corrientes, dans le Nord-Est Argentin, et le Paraguay, en 1820 et ne les abandonnât avec Emma, sa fille de sept ans, sur un quai du port de Buenos Aires (4)...


On pourra toujours dire que la Guerre Civile qui régnait alors entre Corrientes et Buenos Aires l'empêcha de les rejoindre quelques mois plus tard comme prévu, et que son enlèvement par les troupes du dictateur paraguayen, José Gaspar Rodríguez de Francia en 1821, mit un terme à leur union, mais quand Aimé sortit libre de sa réclusion paraguayenne de dix ans, en 1831, il ne chercha pas à renouer avec Adeline et Emma...


Tout au contraire, Adeline ne cessa d'essayer de le rejoindre, de 1821 à 1830, tout d'abord à Río avec Emma et puis seule, après avoir laissé sa fille de dix-sept ans au couvent6, en 1827, afin d'avoir les mains libres dans son incroyable quête de Bonpland...


En effet, après avoir essayé de l'atteindre par le Brésil, depuis Rio (6), via le Matto Grosso, elle rentra en Europe pour y chercher des appuis en Angleterre et en France, puis elle repartit seule de Rio, en 1827, elle doubla le Cap Horn, et se rendit à Lima, puis entreprit un voyage épique d'Arica à La Paz, dans les pires conditions, digne de celui de Flora Tristan...


Elle avait même prévu de se rendre à Asunción, via le Chaco bolivien et en redescendant ensuite le fleuve Paraguay, mais son ami, le Général Sucre, alors président de la Bolivie, réussit à l'en dissuader car elle y aurait laissé sans doute la vie...


Mais quelle extraordinaire Leçon d' Amour ! Quel extraordinaire Voyage d' Amour, car au-delà de l'aspect romantique (7) du personnage, les considérations d'Adeline à la première personne, sur le Voyage, lors de son expédition d'Arica à La Paz, sont tout simplement exceptionnelles, en voici quelques unes qui m'ont particulièrement marqué en tant que lecteur et voyageur : ''Aussi le voyage ne devait pas avoir de fin. Il était devenu une fin en soi. […] Mais le plus souvent, ce qui me ramenait à la vie, c'était le simple sentiment qu'il ne se passait rien d'autre que de voyager (8).''

Il convient de revenir à présent sur l'usage de cette première personne, dans la première partie du livre : Le voyage d'Adeline, qui occupe la moitié de l'ouvrage, au niveau sémiotique, il s'agit de toutes évidences d'un discours-récit, Adeline raconte son incroyable histoire, elle est tout à la fois narrateur et personnage. Elle devient aussi en quelque sorte auteur, tout comme mon Bonpland, dans le roman que je lui ai consacré, nous avons Alain et moi, quasiment au même moment décider d'endosser la personnalité de notre personnage, de nous y fondre, de nous y perdre aussi parfois, et de lui redonner un souffle narratif, de lui redonner vie à travers des mémoires apocryphes...


Mais en ce qui concerne Alain, la performance est double, car il s'agit d'une femme, elle est digne d'un Flaubert qui n'hésita pas à déclarer : ''Emma Bovary, c'est moi !''


De plus le discours-récit d'Adeline est doublé d'un journal intime, celui d'Adeline au seuil de la mort, à Cellettes, en 1870, qui fonctionne comme un méta-récit (9), un écho du premier récit, ce qui donne au lecteur une double perspective : Adeline jeune et aimante de son inoubliable Bonpland, inconsolable mais dans la lumière, Adeline, seule, agonisante, oubliée de tous, dans l'ombre, pendant les quarante dernières années de sa vie, avec une jonction onirique possible entre ces deux Adeline...


Ce magnifique roman est donc à n'en pas douter une totale réussite, il permet en effet de sortir de l'ombre et de l'oubli un personnage historique hors du commun, et il atteint tant au niveau de l''écriture que de la réflexion philosophique sur le voyage, des sommets...


Éric Courthès


Adeline Bompland, voyage dans l'Amérique des Libertadores, L'Harmattan, novembre 2012, 288 pages, 30 €


(1) L'Harmattan, Paris, 2010.

(2) Courriel du 31 janvier 2013, au Conte Czarnecki, actuel propriétaire de la Petite Malmaison, annexe de la Malmaison, où Bonpland fut Intendant des jardins et des serres de Joséphine, et où il rencontra son Adeline, sa première compagne connue, dame de compagnie de l'Impératrice: ''Vous me demandez quelques conseils. Je ne peux mieux faire que de vous engager à contacter  l’homme qui répond point par point à vos interrogations : Eric Courthès. Pour ceux qui croient un tant soit peu à la métempsychose il est une réincarnation de Bonpland. Il est habité par lui. D’ailleurs il a écrit sa vie, mais à la première personne. Il vit actuellement à Tahiti, mais il connaît tout de l’Argentine et du Paraguay et surtout tout ce qui concerne Bonpland, y compris ses descendants. Pour faciliter le contact je le mets en copie de ce courrier. Son adresse: eroxa_courthes@hotmail.com.''

(3) Née en 1791, Anne Marguerite (Adeline) Delahaye, fut mariée à l'âge de 15 ans et 20 jours à un avocat d'Albi, de 28 ans, François Boyer; à l'époque, l'âge nubile était fixé à 15 ans, avec l'autorisation des parents, une jeune fille mineure pouvait donc se marier, ce qui ''semble accréditer la thèse du mariage arrangé.'', cf. Adeline Bonpland, p. 228. Elle eut un premier fils mort-né de cette union en 1809, puis Emma Adelaïde Boyer, en 1810. Pour ma part, je la nomme Adeline de Bouchy, cf. Le voyage sans retour d'Aimé Bonpland, explorateur rochelais, p. 123, m'inspirant en la matière de Luis Gasulla, El solitario de Santa Ana, Santiago Rueda Editor, Buenos Aires, 1978, p. 555. Selon Philippe Foucault, elle était la nièce du jardinier de Joséphine, nommé Lahaye, '' qui a jugé bon d'amputer son nom à son retour de l'expédition d'Entrecasteaux.'', Le pêcheur d'orchidées, Editions Seghers, Paris, 1990, p. 195. Mais selon Alain Couturier, Delahaye était le nom de jeune fille de sa mère, elle était née de père inconnu et on ne savait rien de la branche paternelle...

(4) ''Emma était en pleurs, je promis à Adeline de revenir au plus vite, mais face à l’aventure, on ne peut rien maîtriser.'', cf. Le voyage sans retour d'Aimé Bonpland, explorateur rochelais, ibid., p. 43.

(5) Répétant ainsi sa propre trajectoire, puisque sa mère lui fit subir le même sort au même âge...

(6) Elle essaya pendant des années de se rapprocher de la cour de dom Pedro, afin d'obtenir son appui, mais si celui-ci y consentit, il lui interdit d'emprunter la voie du Matto Grosso, pour ne pas avoir d'ennuis avec le Docteur Francia...

(7) Cependant, Adeline, tant à Rio qu'à Lima, eut sans doute de nombreuses aventures amoureuses, sans qu'aucune de celles-ci ne pût remettre en cause sa détermination, sa soif de Bonpland...

(8) Ibid., p. 131. Et ce voyage totalement épique se dédouble lui-aussi dans un rêve de voyage, qui permet à Adeline d' atteindre enfin son Bonpland : ''Il vous attend depuis si longtemps.'', lui déclare le Docteur Francia ; ce que tout

son courage, tout son amour n'ont pu réaliser de son vivant, survient alors par la magie de la fiction...

(9) J'approche la lampe à huile et je m'applique à regrouper, élaguer, mettre en ordre les fragments de ma vie que j'ai miraculeusement réussi à faire surgir du néant.'', ibid., pp. 137-138.

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