Le délicat enchantement du regard: «L’écho répété des vagues», de Domitille Marbeau Funck-Brentano

Sur la couverture du livre de Domitille Marbeau Funck-Brentano, «L’écho répété des vagues», on aperçoit une enfant les yeux collés au viseur d’un télescope. La ligne d’horizon de la photo nous indique qu’elle a été prise en bord de mer. Sur le visage de la petite-fille, on peut lire un délicat enchantement provoqué par la vision que cet appareil offre à son regard.


Or, il se trouve que la personne présente sur cette photo n’est autre que l’auteure qui, des années plus tard, se décide de faire appel aux mots de la littérature pour leur confier la clef du mystère renfermé dans ce regard d’enfant. Elle le fait dans un émouvant roman, avec des chapitres qui se succèdent en abécédaire, comme un chapelet censé parsemer de souvenirs une nostalgie omniprésente dans ces pages remplies d’émotions.


Le mot roman a pour Domitille Marbeau Funck-Brentano toute son importance : refusant de parler d’autobiographie, elle insiste, dans une récente interview, sur le caractère d’invention littéraire de son écriture. Sa construction romanesque offre aux faits racontés une substance narrative d’une absolue consistance. De ce point de vue, il est important de souligner chez cette grande amoureuse de musique et de peinture l’utilisation dans son discours narratif d’une suite d’éléments provenant de l’art pictural. Ainsi, la mémoire prend vie sous forme de traits et de couleurs afin de pouvoir reconstruire le monde sous forme d’images soumises à la fulgurance d’un geste fait par la main d’un maître. On peut prendre pour exemple cette description de son art narratif : «Le temps a effacé les teintes de mes premiers souvenirs comme si une ombre avait recouvert ma mémoire d’un voile invisible, obligeant ma conscience à chercher l’essentiel qui se dérobe chaque fois que je commence à l’atteindre».


Dès lors, revisiter cette mémoire devient pour elle un travail minutieux, une composition où réel et imaginaire demandent à se construire dans un insaisissable et précaire équilibre de souvenirs et d’émotions. Et c’est justement cette tension persistante qui va lui servir de lien entre passé et présent, comme un jeu de miroirs, «un gigantesque entre-deux» où

Domitille, la narratrice d’aujourd’hui et Domitille, l’enfant d’hier, se regardent pour tenter de se (re)décourvir et faire ressortir de cette évanescence mémorielle l’histoire d’une enfant «de nulle part», «une enfant de substitution», née dans une époque dépourvue d’héroïsme, vivant avec le sentiment d’être marginalisée au sein de sa famille, délaissée par sa propre mère et étrangère au monde qui l’entoure.

 

C’est donc cette nouvelle identité narrative que nous devons interroger pour comprendre la démarche d’écriture de Domitille Marbeau Funck-Brentano : celle où son expérience de vie d’enfant et d’adolescente, de quatre à quinze ans, devient, à l’aide d’une subtile mise en scène romanesque, une quête d’identité d’une enfant solitaire qui gagne désormais le droit à l’exemplarité par sa qualité nouvelle de personnage littéraire. Et, avec elle, de tout le monde qui l’entoure à l’intérieur de cette narration.


Arrêtons-nous à une de ces nombreuses interrogations, celle de son rapport aux autres. Comment mesure-t-elle le poids de cette différence qui fait d’elle un être à part ?


Domitille est une enfant de la guerre. Comme la famille compte déjà trois autres filles, sa mère aurait souhaité avoir un garçon, souhait qui ne fut pas exaucé, au grand dam de la jeune-fille qui se vit interdire tout droit aux honneurs réservés aux héros, ses aînés, cousins ou autres participants à la guerre qui venait juste de se terminer.


Cette différence prend des proportions encore plus grandes, surtout lorsque Domitille se rend compte de la place que sa sœur Manelle occupe dans l’histoire de sa famille. «La figure de Manelle a hanté mon enfance», écrit-elle pour présenter cette sœur comme étant un mythe, autant par ses qualités que par son histoire personnelle.


En réalité, le sentiment le plus frustrant voire le plus destructeur pour sa personnalité fragile est le manque d’affection maternelle. Cette indifférence est pour l’enfant encore plus grave qu’une absence, à tel point qu’elle s’interroge sur la place qu’elle occupe dans le cœur de sa mère : «Étais-je tout simplement un jouet ? Quelle place voulait-elle m’accorder ?» 


Ainsi, ce sentiment d’être à part, s’installe dans l’âme de Domitille, marquant son enfance d’une grande solitude : «je n’étais nulle part, en aucun lieu, en aucune mémoire, si ce n’est dans la mienne où je m’inventais des missions d’exception».


Le résultat est une attitude d’isolement dans un monde où elle devra se fabriquer son univers qui l’aidera à se représenter le monde. Ainsi, vont naître dans son imaginaire des légendes et des personnages capables de la conduire vers la compréhension de ce monde et vers la place qu’elle voudrait y occuper, en atteignant la hiérarchie des aîné(e)s. Autrement dit, de grandir.


Plusieurs présences seront nécessaires à ce délicat processus.


La première, est celle d’un endroit chargé de mystères : pour cela, rien de plus habituel, d’universel, que la maison de son enfance. Dans le cas de Domitille, il s’agit de la maison de ses grands-parents, située à La Baule, en Bretagne. «Raconter une maison, c’est raconter l’Univers», s’exclame-t-elle. C’est d’ailleurs l’évocation de ce lieu qui donne le titre du livre. La maison de La Baule est pour elle le lieu de sa naissance, et l’endroit « bercé par l’écho répété des vagues ».  C’est dire la place extraordinaire que cette bâtisse occupe dans sa vie. Surtout pour une fille pour qui le grenier ressemble à la caverne d’Ali Baba, peuplé surtout de poupées et de livres : «Monter dans le grenier, c’était accomplir un voyage dans le temps, m’enivrer d’odeurs inconnues, redonner forme à des objets hétéroclites en les serrant dans mes mains, devenir le magicien qui ressuscite des rêves d’autrefois».


Une autre présence, tout aussi fascinante pour Domitille, est celle de ses grands-parents maternels. D’abord, la grand-mère, Gannée, comme l’appellent ses petits-enfants. Voici le portrait que Domitille fait d’elle, avec des mots pleins de tendresse : «une vraie grand-mère de contes de fées avec cette rondeur qui incite à la tendresse, toujours souriante, d’humeur égale et possédant une rare qualité d’ouverture aux autres ». C’est cette grand-mère qui lui apprendra à lire et lui ouvrira la porte secrète de l’univers des livres. Le grand-père, en revanche, lui transmettra l’amour pour la musique, et particulièrement pour les opéras de Wagner. Ce gynécologue, originaire d’Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, était un homme d’une extrême douceur. Et même si, de la hauteur de ses quatre ans, la petite-fille qu’elle était ne pouvait pas saisir l’ampleur de la personnalité de cet homme «grand et mince, avec les cheveux poivre et sel et un léger bouc argenté», elle était sûre de l’admirer et de l’aimer.


Cette proximité avec ses grands-parents semble contraster avec la relation que Domitille entretient avec ses parents. Si le portrait de la mère est peint, comme nous l’avons déjà montré, dans des couleurs passant du gris au sombre, celui de son père est étonnamment bref, plein de pudeur. Timide, avec un «humour décalé», il laisse difficilement transparaitre ses émotions. Avec lui, l’enfant a «une relation essentiellement ludique», comme elle aime le dire.


Pour l’aider à grandir, les modèles les plus proches restent ses sœurs. Si Manelle est le modèle impossible à atteindre, Lou et Patou sont les deux sœurs accessibles et complices. Lou était la synthèse de la tendresse maternelle qui venait de sa grand-mère et de la loi et la force représentées par sa mère.  Patou, quant à elle, est «une sœur effacée, aux traits dont la douceur apparente la rendait presque invisible».


Voici, en quelques mots, les éléments qui composent l’univers narratif du roman «L’écho répété des vagues». Reste à le découvrir dans son entière substance narrative, avec toutes les anecdotes et le pittoresque de ses descriptions et portraits qui font de ce poignant livre une histoire du devenir d’une adolescente d’après-guerre. 


Depuis, il est vrai, les temps ont beaucoup changé. Pas les interrogations et les douleurs, les joies et les peines de tous ces cœurs qui cherchent à se retrouver dans le reflet de ceux qu’ils aiment ou qui devraient les aimer.


Domitille Marbeau Funck-Brentano le sait très bien.


Mettre tout cela dans la forme d’un émouvant roman est, de sa part, un magnifique cadeau qu’elle fait à tous ses lecteurs avec sincérité et un incontestable talent littéraire, illustré dans ce premier roman qui en sera, sans doute, suivi par d’autres.

 

Dan Burcea

 

Domitille Marbeau Funck-Brentano, «L’écho répéte des vagues», Éditions L'Harmattan, 2012, 158 p. 16,50 euros.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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