Philippe Torreton : Mémé universalis

S’il est bien un thème universel, qui traverse les genres, les styles et les époques, c’est bien celui de la grand-mère. Il suffit de relire Céline et Proust pour s’en convaincre. Cette figure généalogique lointaine, est un lien avec le passé, avec les origines de la famille, mais c’est aussi une mémoire, une transmission, et un socle ineffaçable de ressouvenances.

 

Que celui qui n’a pas gardé un souvenir ému de ses vacances avec sa grand-mère ; de ses moments passés avec elle à redécouvrir la monde avec ses yeux d’ancien ; de ses longues veillées à écouter ses histoires d’une époque lointaine ; de ses intenses moments de connivence en se promenant avec elle ; me jette la première pierre. Elles servent à ça, ces satanées grand-mères. Elles ont une fonction bien précise, elles nous aident à fabriquer des souvenirs.

 

C’est à ce monument familial et littéraire que s’attaque Philippe Torreton dans son dernier ouvrage, sobrement intitulé Mémé, qui résume à lui seul tout le contenu. La tâche n’était pas simple, les écueils nombreux. Ami lecteur, je vous entends d’ici : « Encore un acteur qui écrit un livre ». Un de plus ! C’est parfaitement exact, et il est légitime de se poser la question. Mais il convient également de s’en affranchir, d’ouvrir les pages, de se plonger dans les premières lignes… Dès l’incipit, le ton est donné : « Je dormais près de mémé. J’étais petit, un bésot, et après des semaines d’hôpital, de peau grise et fatiguée, les docteurs ayant jugé que le danger était loin, le loup parti, je pouvais réapprendre à me tenir debout et profiter enfin des jouets qui s’accumulaient sur la table de chevet. Mes parents m’ont confié à mémé, à charge pour elle de remettre des couleurs dans mes pupilles, du solide dans le ventre, de la confiance dans les bras et de l’impatience dans les jambes ». Les lignes défilent sous les yeux. Les pages s’enchaînent. Les heures défilent sans retenue… On peut, où pas, apprécier l’acteur, mais on peut lui rendre justice sur ce point, il sait écrire. Quel livre ! Quel coup de poing dans la gueule !

 

Avec Mémé, Philippe Torreton raconte l’histoire de sa grand-mère adorée, nous évoque ses souvenirs intimes, nous fait partager son histoire. Une vie simple dans le bocage normand, perdu entre Beuzeville et Rouen. Une vie de labeur acharnée dans un monde presque immuable, rythmé par les saisons, la vie qui éclot, la mort qui frappe. Une vie loin de tout confort, de tout plaisir. Une vie rythmée par le facteur et le paiement d’une retraite misérable. Un désert de culture où le bonheur est souvent absent. La seule chose qui pousse chez « Mémé », c’est le potager. « Mémé » n’existe pas, elle vit, ou plutôt, elle survit, jour après jour, loin des hommes, loin de la société.

 

Le portrait esquissé par Philippe Torreton est bouleversant. L’acteur a trempé sa plume dans l’encre de l’émotion. Les phrases sont courtes. Percutantes. Le style est abrupt. Direct. Pas de fioritures. C’est du brutal, comme disait l’autre. Au fil des pages, l’émotion nous prend aux tripes. Les larmes ne sont pas loin. La lecture de Mémé est une lutte avec ses souvenirs. Et on n’en ressort pas indemne. Tout le long de ces pages, Philippe Torreton se livre, avec beaucoup de pudeur, de non-dits parfois, et rend justice à cette pauvre femme qui l’a — à sa façon — aidé à devenir un homme. Pour la société, « Mémé » n’était rien. Pour Philippe Torreton, elle était tout. On retiendra les pages bouleversantes dans lesquelles il raconte la « montée » de « Mémé » à Paris pour voir jouer son petit-fils au Français. Le bocage normand qui débarque dans le saint-des-saints du théâtre. Un moment inoubliable.

 

Cette Mémé-là vit en Normandie, mais elle est universelle. Elle est aussi beauceronne, auvergnate, bretonne, lorraine, picarde. Elle est notre famille. Elle est ces photos jaunies que l’on regarde parfois. Cette « Mémé » évoque des temps anciens, où le travail était dur où la solidarité n’était pas un vain mot. Des temps révolus assurément. Avec ce très beau texte, l’acteur rend hommage à cette pauvre femme. Une merveille de tendresse et d’affection. Un très beau livre, tout empreint de sensibilité. Un texte court, à fleur de peau. Au fil des pages, on se surprend à entendre la voix de l’acteur nous lire des passages. Les dernières lignes du livre sont insoutenables de beauté. C’est la fin de « Mémé ». La fin d’une pauvre créature, comme il y en a tant d’autres. Une mort sans fleurs ni couronnes. Une fin discrète, sans histoires. « Mémé » a bien mérité un peu de repos. En sublimant ses souvenirs, Philippe Torreton livre son Taj-Mahal de papier. Lorsque l’on referme les pages, on ne ressort pas indemne de cette expérience. Un très beau texte, empreint d’émotion et de nostalgie. Un bel hommage à toutes les « Mémé » de France.

 

David Alliot

 

Philippe Torreton, Mémé, Éditions l’Iconoclaste, janvier 2014, 162 pages, 15 €

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