"La Cravate", le hikikomori et le salaryman

Quel point commun entre un hikikomori et un ex-salaryman ? Autrement dit, entre un adolescent souffrant d'une défaillance psychologique qui le tient captif de sa propre chambre tant il se sent accablé par tout ce qui relève de la société et des hommes, et un salarié conventionnel et interchangeable qui a passé l'essentiel de sa vie à travailler et voit sa vie disparaître quand il est licencié ? est-ce seulement leur marginalité spécifique à chacun qui va les réunir ? Car il s'agit bien de deux marginaux, deux figures de la crise structurelle du Japon...

"Si j'avais. Si j'avais été. Rien n'est plus sinistre que le passé du conditionnel. Les possibilités qu'il esquisse ne sont pas de celles qui se réaliseront, et malgré cela, ou à cause de cela, elles définissent ce qui est survenu dans le réel. Si je l'avais compris à l'époque, d'une manière ou d'une autre, j'aurais été en mesure de faire en sorte que je ne sois pas assis ici aujourd'hui."

De sa fenêtre, Taguchi Hiro observe tous les jours Ohara Tetsu déjeuner d'un bento dans le parc, et pour ce désocialisé absolu, l'homme à la cravate, qui devient vite "la cravate" par une belle synecdoque. Deux ans d'enfermement et, quand il sort enfin, il rencontre Cravate, avec lequel il va engager une conversation touchante. Emu par le comportement un rien différent de Cravate, qui garde son rythme de vie et ses habitudes malgré la perte de son travail, et qui reste assis sous la pluie à la recueillir entre ses doigts, Taguchi Hiro va doucement revenir à la vie en se dévoilant, tout comme Ohara Tetsu se rendra compte de l'absurdité de sa situation en admettant qu'il pourrait vivre en dehors du schéma rigide que fut sa vie.

D'une écriture magnifique, sensible et qui touche au plus profond des traditions japonaises attachées aux relations sociales et à l'écrasante force de la honte (exister puis perdre son travail, ne pas être dans le mouvement de la société), La Cravate est le roman d'êtres à la marge de la société, de la vie même, et qui ne peuvent se réaliser qu'en dialoguant l'un avec l'autre. La société japonaise, avec sa dureté, est en fond comme une présence lourde, mais la beauté du récit doit seule s'opposer aux carcans et libérer l'homme. Et emporter le lecteur.


Loïc Di Stefano

Milena Michiko Flasar, La Cravate,  traduit de l'allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, édition de l’Olivier, août 2013, 163 pages, 18.50 € 

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