David Vogel : L'enfer commence à deux...

« Écrire en hébreu un roman européen comme s’il était traduit de l’allemand », tel était en substance le projet déraisonnable de David Vogel (1891-1944) quand il entama la rédaction de La Vie conjugale. Les deux volumes de cet immense roman, écrit entre Paris et Tel-Aviv, seront publiés en 1930, avant d’être oubliés – jusqu’à ce que les Éditions de l’Olivier aient l’excellente idée de le faire enfin, et somptueusement, traduire en français.

Le lecteur ne peut que s’attacher dès la première page au personnage de Rudolf Gurdweil, manière de Candide viennois évoluant en homme libre (lisez "sans emploi") de cafés en brasseries pour y côtoyer la bohème plus ou moins artiste, faune désargentée mais pleine de panache, typique du crépuscule des années folles.

Éperdument aimé de Lotte – une charmante fille du groupe qu’il fréquente et dont notre grand dadais ne perçoit en rien les sentiments ni les désirs –, Gurdweil préfère se laisser mettre le grappin dessus par la même pas belle Baronne Thea von Takow, qui d’envoûteuse va tôt se muer en vampire. L’organisation du mariage est emballée en une quinzaine et la mise en ménage décidée en moins de temps qu’il ne faut pour cocufier un naïf. L’enfer à deux peut commencer. Gurdweill est sommé de se trouver un emploi, de ramener l’argent nécessaire aux plaisirs de sa moitié saprophyte, de s’occuper de l’intendance, et surtout de n’émettre aucun commentaire si Madame décide de sortir, de rentrer tard, voire de déloger.

Le quotidien s’écoule ainsi, de brimades en vexations, dans un crescendo de violence envers notre pantin. Parfois, errant dans la ville, il croise son épouse aux bras d’un demi-bourgeois libidineux, et, sentant bien qu’il importune, il leur cède le passage, sans piper mot, vers l’hôtel où se consumera l’adultère. À la maison, il sert le café, reçoit de temps à autre une bonne raclée s’il remet en question l’autorité et, rabaissement ultime, est obligé de fumer les cigarettes offertes à Thea par ses amants. C’est en somme le pendant yiddish – et inversé dans le rapport de force exercé entre sexes – du terrible Les Coups de Jean Meckert. Le personnage féminin verse dans l’abjection quand, outre le fait d’être une amante tyrannique, elle s’avère une mère monstrueuse, dénuée de la moindre tendresse envers sa progéniture, qu’elle va jusqu’à transformer en instrument de torture contre Gurdweill.

L’on se prend à fantasmer le film expressionniste qu’aurait pu susciter cette histoire très sombre et éprouvante d’un individu voué à péricliter à cause d’un choix qui a tout d’une fatalité consentie. Mais la narration parfaitement engrenée de Vogel, que vient trouer la relation de ses rêves angoissants, suffit amplement à captiver l’esprit et l’imaginaire, et à susciter les images, les scènes, les moues et les rictus. Une tranche de littérature pure, impolluée de moraline ou de « message », parce que découpée à même le flanc saignant de la vie.

Frédéric SAENEN

David Vogel, La vie conjugale, traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial, Éditions de L’Olivier, Collection « Replay », 466 pp., 15, 90 €.

          
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