Découvrez les Chefs-d’œuvre de la collection Bührle à Lausanne

Vous les avez croisés pour certains, un jour l’autre, sans savoir qu’ils provenaient, tous, de la même source, du même désir, du même amour, celui d’un collectionneur allemand, naturalisé suisse, qui, au travers de sa fondation, prêtait ses plus belles pièces aux grands musées du monde entier dès lors qu’ils organisaient une rétrospective sur Modigliani, Manet, Cézanne, Monet, Soutine, Renoir… car Emil Bührle (prononcer Burlé) souhaitait montrer sa collection, offrir au public de voir ce qu’il avait acquis. Il savait qu’il avait l’œil, et le bon, qu’il possédait les œuvres essentielles des grands maîtres du XXe siècle. Il voulait d’ailleurs faire un don à l’un des musées suisses, à Bâle ; proposa de financer l’extension du Kunsthaus, à Zurich dès 1941, on lui mit des bâtons dans les roues. Emil Bührle servit de bouc émissaire…

Ouvrons une parenthèse historique.
La Seconde Guerre mondiale n’épargna personne, pas même la Confédération helvétique qui a ses secrets de famille, sa poussière sous le tapis… et ses comptes bancaires non officiellement réclamés qui débordent de milliards de milliards de francs suisses. Cela commence à faire une certaine somme. Il convient donc de créer des pare-feu pour que le bobo regarde ailleurs. Or, Emil Bührle qui débarqua à Zurich en 1924 pour réorganiser l’usine suisse de machines-outils d’Oerlikon, finit par y rester. Entre temps il avait acquis le brevet d’un canon de 20mm qui se vendait bien en Chine et en Amérique latine ; puis en France et en Angleterre. D’autre part, le traité de Versailles aidant, des combines se montent entre les pays voisins et neutres de l’Allemagne (Suisse, Hollande, Suède) pour qu’elle puisse se réarmer mine de rien. C’est là que l’État suisse intervient dès qu’il prend conscience que le régime nazi est un peu trop puissant pour lutter (et craint pour sa neutralité), imposant à Emil Bührle de vendre à l’Allemagne ses fameux canons. Les revenus de l’industriel se multiplient par dix tous les ans dès 1937, année de ses premiers achats : de peintres français autour de l’École de Barbizon, de Camille Corot et Gustave Courbet, ainsi que des tableaux des impressionnistes de la première génération comme Claude Monet, Camille Pissarro, Auguste Renoir et Alfred Sisley. Bührle effectue la plupart de ces achats auprès de la galerie zurichoise de Toni Aktuaryus. Il acquiert des œuvres de plus grande valeur chez Siegfried Rosengart à Lucerne, dont des tableaux d’Édouard Manet, Paul Cézanne, Paul Gauguin et  Vincent van Gogh.

En 1939 paraissent sur le marché les fameux tableaux dégénérés que les nazis revendent par le biais de la galerie Fischer de Lucerne, Emil Bührle se porte acquéreur. Tout continue jusqu’en  septembre 1944 lorsque le gouvernement suisse, sentant le vent tourner, change de veste et interdit toute exportation de matériel militaire. Bührle se replie sur le marché civil (en 1949, il créera la Banque de l’industrie et du commerce – l’actuelle IHAG Zurich AG).

À la fin de la guerre, il est l’une des premières fortunes d’Europe… et son nom apparaît très vite sur la fameuse liste noire des Alliés. Il participe activement à l’opération menée pour recouvrer les biens spoliés, rend les treize tableaux acquis qui avaient été volés aux Juifs – et parvient à en racheter neuf, dont un à Paul Rosenberg, ce qui donne lieu à un échange de lettres assez piquantes, présentées lors de l’exposition – mais l’aubaine est trop belle pour le gouvernement suisse. Malgré qu’en 1951 le Tribunal fédéral affirme, dans son jugement du procès Bührle vs Fischer, que l’industriel ne pouvait être au courant de la spoliation des biens juifs, il tient son mouton noir ! Alors qu’Emil Bührle fréquente le gotha du monde de l’art (Germain Seligman à New York, Georges Wildenstein à New York et à Paris, Frank K. Lloyd de Marlborough Fine Art à Londres, Max Kaganovitch à Paris, Arthur Kauffmann à Londres, tout comme Walter Feilchenfeldt et Fritz Nathan à Zurich) et continue à acheter les plus beaux tableaux, l’opprobre coule sur la famille, il sera raillé dans la presse, ses offres de dons, de prêts aux musées seront refusés … Il mourra de stress à 66 ans, en 1956, d’un infarctus. Sans laisser la moindre indication sur le devenir de sa collection…

Ce n’est qu’en en juin 1958 que fut inaugurée la salle d’exposition du Kunsthaus de Zurich, construite grâce aux dons d’Emil Bührle, par la présentation d’une grande partie de sa collection ; des expositions plus restreintes seront montrées à Munich et Berlin en 1958 et en 1959.
Emil Bührle a toujours été transparent, toutes ses acquisitions sont traçables ; d'ailleurs la Fondation communique l'intégralité des informations concernant les modalités d'achat, il n'y a rien à cacher, il n'y a rien de honteux... L'argent offre des possibilités, Emil Bührle était immensément riche, il était immensément amoureux de la peinture, et il savait comment construire une collection. C'est bien grâce à de tels visionnaires que l'on peut, aujourd'hui, admirer de telles merveilles ; car n'oublions pas qu'après les autodafés nazis sur l'intégralité des bibliothèque allemandes, il était tout à fait logique, cohérent, normal - dans le contexte de l'époque - de penser que les suivants seraient les tableaux ; donc les sortir des griffes nazies pour les revendre permettait aussi de les sauver ! Et Emil Bührle l'a très vite compris, achetant ce qu'il pouvait ; et une fois découvert la spoliation, il n'a pas hésité à rendre ce qui devait être rendu...

 

Edouard Manet, Les hirondelles

 

En 1990 à l’occasion du 100e anniversaire du collectionneur, 85 chefs-d’œuvre de la Fondation ainsi que de la partie privée de la collection effectuent une tournée (National Gallery of Art de Washington ; Musée des beaux-arts de Montréal ; Yokohama Museum of Art ; The Royal Academy of Arts de Londres).

Le 10 février 2008, quatre chefs-d’œuvre sont dérobés lors d’une attaque à main armée, Le garçon au gilet rouge de Cézanne, Ludovic Lepic et ses filles de Degas, Champ de coquelicots près de Vétheuil de Monet, et Branches de marronniers en fleur de Van Gogh. Ces deux derniers sont retrouvés sur un parking voisin. Les deux autres tableaux seront saisis le 11 avril 2012 à Belgrade lors d’une opération policière d’envergure.

Oui, Emil Bührle a réussi à rassembler plus de 600 pièces de très haute qualité, et les 53 œuvres exposées à la Fondation de l’Hermitage jusqu’au 29 octobre 2017 donnent le tournis tant la justesse du choix, la pertinence de l’accrochage et la magie qui s’en dégage plonge le visiteur dans un bain spirituel qui lui font traverser les époques en un claquement de talon. Tel le magicien d’Oz, Lukas Gloor, le Directeur de la Fondation Collection E. G. Bührle, parvient dès la première pièce – n’oublions pas que le charme de Lausanne c’est aussi d’être dans un musée privatif, c’est-à-dire dans une ancienne demeure – que l’on reste à distance humaine avec le tableau, que l’on peut l’approcher, sentir les vibrations, jouer des nuances, compter les touches, découvrir, par exemple, comment Sisley ponctuait avec une deux touches d’or les troncs de ses arbres pour marquer l’incidence du soleil qui sort de la forêt (Été à Bougival).

Cézanne, Le garçon au gilet rouge

Vous verrez, entre autres merveilles, un Manet très Hopper (Oloron-Sainte-Marie), un Cézanne totalement inhabituel (Le garçon au gilet rouge) tout comme le Gauguin (La route montante) ; deux Daumier extraordinaires (Les deux avocats et Le spectacle gratis) et enfin un Derain (Seine d’intérieur) qui affirme la puissance de l’art moderne en devenir… Et l’original de la Petite danseuse de quatorze ans, de Degas.

À signaler l’heureuse initiative de la Fondation qui a tout spécialement étudié un audio-guide spécialement pour les enfants. Une raison supplémentaire pour les éloigner des écrans vidéos et leur montrer la réelle beauté en ce bas monde…

François Xavier

Collectif, Chefs-d’œuvre de la collection Bührle – Manet, Cézanne, Monet, Van Gogh..., plus de 50 illustrations couleur, La Bibliothèque des Arts/Fondation de l’Hermitage, avril 2017, 200 p. – 48,00 CHF

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