La Chronique de Salon de Pierre Pelot : Club Parad’


C’est l’histoire d’une bande de potes qui arrivent au paradis.

Bon. Alors ils se retrouvent là, au début ils sont un peu sonnés, ils se demandent bien pourquoi, et quoi et comme, et ce qu’ils ont fait pour mériter ça. Ils ne comprennent pas – certains, les plus turbulents. Ils ne se connaissent pas tous, non plus, c’est une bande. Un groupe. Un peu comme quand on se rencontre dans un autobus, ou un avion, sur les routes ou dans les airs, en voyage organisé vers quelque part, à l’autre bout du monde ou je ne sais où, ailleurs, les pyramides égyptiennes, un Club Med chinois quelconque, la Thaïlande, les massages, ou encore Agadir, ou Vienne, ou le Maroc, l’Afrique du Nord, le Yémen, non, pas le Yémen, je ne sais pas, n’importe où. C’est pareil. Une bande. Un tas. Des touristes. C’est bien de quoi ils ont l’air, un peu : de touristes. Et tous les tas de touristes en groupe et en voyage organisé sont généralement composés de mini-groupes, c’est comme ça que ça marche, les atomes forment des molécules et les molécules des cellules, et les cellules des parties de corps constitués, etc. Revenons à nos oignons, les mini-groupes du groupe de touristes au paradis, il y en a qui se connaissent entre eux et ne connaissent pas les autres, mais qu’à cela ne tienne. C’est pas grave. Ils vont apprendre à se fréquenter, au fil du voyage et du programme des visites offertes à leurs sens ébahis.

 

Déjà, ils ont un point commun : ils sont tous là pour la même raison. À cause de la même cause. Et ils n’ont pas mis longtemps à s’en rendre compte, c’est comme qui dirait flagrant, qu’ils débarquent du même secteur. Ils se distinguent tous (ou ne se distinguent pas) par un certain laisser-aller dans la tenue, une certaine nonchalance. Une manière de je-m’en-foutisme, appelons ça comme ça. Pourtant ils appartiennent sans doute à des catégories sociales, différentes tous autant qu’ils sont. Eh bien pourtant ils affichent tous la même allure débraillée. Les filles comme les garçons. À l’évidence c’est pas leur apparence qui les chipote. Ils sont même carrément négligés. Et puis pas très soignés, pas très propres, avouons-le, avec du sang partout, plein la tête, plein la peau, les mains, partout, les vêtements. Sans parler des déchirures.

Une des filles, c’est une policière municipale, est en uniforme – même pas repassé et avec un gros trou sanglant tout déchiqueté dans le dos.

Il y a un autre flic dans la bande, pareil, déchiré de la tête, les habits salis d’hémoglobine et de ces saloperies qu’on trouve sur les trottoirs. À tous les coups, il est tombé par terre à un moment et il ne s’est pas épousseté quand il s’est relevé.

Les autres sont des gens apparemment ordinaires, vêtus comme des gens ordinaires, et ce n’est pas à leur tenue qu’a priori on peut deviner leur profession, s’ils en ont une, ce qu’ils font dans la vie quand ils ne se font pas rafaler.

(Parce qu’ils se sont fait tirer dessus. On va y revenir.)

 

Dans le groupe, donc, la sous-bande la plus importante est composée d’une douzaine de personnes, environ, qui ne sont pas inconnues l’une pour l’autre. Et dans cette sous-bande un noyau formé d’hurluberlus dont l’occupation consiste à rire de tout plutôt que de rien et dessiner des guignols qui mettent en scène l’actu, dans un journal exprès fait pour ça. Des dessinateurs. Ceux-là, on les connaît, c’est des sortes de vedettes. Contrairement aux quidams du fond de l’autobus qui se sont fait décalquer dans la rue ou dans un magasin casher. Et, justement, un des comiques ne manquera pas de leur lancer : « Ah salut ! C’est vous qui n’avez pas réussi à vous cacher dans le casher ? » (Ça doit être les nerfs. Mais tous rigolent. Ça doit être les nerfs aussi.)  Bref, tout ce petit monde se marre un peu, des fois jaune.

— Bon alors c’est quoi le programme ? demande la fille du groupe des hurlus, autrement dit la berlue de la bande. C’est quand qu’on visite ?

Ils sont là à piétiner dans le froid, parce qu’il fait froid, c’est comme ça. Ils ont tous le nez rouge, davantage que le reste de la figure. Des nez de clowns, on dirait. Ils attendent les guides, il doit bien y avoir des guides. Renseignement prit, oui, mais non. Les guides sont ailleurs, envoyés sur terre, où il y a un maximum de boulot, ici c’est la pénurie — explique une sorte d’agent de sécurité, ou assimilé, un quatrième âge recruté pour ce genre de petit boulot, l’auréole à la claque et le mégot à la lippe. Mais vous n’avez qu’à suivre les flèches, ajoute le vieux bonhomme en se grattant consciencieusement le fondement.

 

Alors nos amis suivent. Les instructions et les flèches. Il y a effectivement des flèches. Qui les emmènent cahin-caha jusqu’à une place tout en haut d’une montagne de nuages, dans les nuages. Au paradis le nuage trône, faut le savoir.

Sur cette place, des portes : principalement les trois portes des trois paradis réservés aux trois croyances capitales sévissant sur terre. En bas.

Sur la première porte, l’inscription PARADIS FOR CHRISTIANS en lettre majuscules enguirlandées de leds clignotants colorés, et, dessous, une pancarte : Ouvert tous les jours 24 sur 24, de 5 h 30 à 5 h 32.

Sur la seconde porte : LE JARDIN D’ALLAH, lettres fleuries et jeunes femmes évanescentes alanguies, façon Mucha. Une pancarte : musulmans seulement – infidèles (chiens de ta race) morts ou vifs interdits. Un ruban rouge et blanc de travaux en travers le panneau, l’inscription : fermé pour cause de travaux.

Sur la troisième porte : en caractères tirebouchonnés façons frisettes, les mots « Gehenna – Cave des Patriarches- Etc. Retour — > à la salle d’attente —> salle des pas perdus — > terre ». En italiques.

Une quatrième porte en fer forgé, avec écrit sur la plaque de marbre scellée dans le pilastre : BORDELS DE DIEUX - DIVERS. Et sur un scotch blanc au-dessus du bouton de sonnette : Sonnés avan dentré.

À l’extrémité de cette rangée de portes, rien. Un fatras de nuages en remous. Une pancarte, genre planche clouée sur un piquet, sur la planche, au pochoir : TOUT ET RIEN. ETERNITE. Et en petits caractères manuscrits : Repas sortis des sacs. On est prié de laisser cet endroit aussi propre qu’en entrant.

— Ah ben dit donc ! s’exclame un des rigolos après lecture de toutes ces indications frappées aux différents huis.

Ce qui n’est pas peu dire.

Se dessine alors dans la troupe de randonneurs (vaguement essoufflés par la grimpée, quand même, mais à qui la lecture des pancartes a permis de reprendre un poco de souffle), se dessine disais-je la diversité des appartenances religieuses. On se scinde. On se fragmente. Pour se regrouper, fragmentations faites, devant les portes disposées à s’ouvrir, comme indiqué pour chacun et chacune, selon sa conscience et sa croyance – ou pas.

 

Aidunc, tandis que de ce fait, nos joyeux irresponsables et guignols foutraques néanmoins forts appliqués, délicats, honorables, soignés, soigneux, assidus, dévoués, obstinés, attentifs, exacts, sérieux, biens, fignolés, satisfaisant, travailleurs, bons, bels, honnêtes, scrupuleux, travailleurs, sous la couche (et tous un tas d’autres synonymes que nous n’avons pas eu le temps de repêcher dans notre dictionnaire, et tous valables entre parenthèses pour les autres touristes puisque gagnants-méritants de cette visite au super parc d’attractions honorifique s’il en est), nos joyeux hurlupés du bulbe se retrouvent devant le terrain vague en friche à leur éternité perso réservées. Depuis le pas de cette porte qui n’existe pas, on entend, du loin de cette jachère, sur les remous brumeux, monter des rigolades, des gloussements, des éclats, qui ne sont que de rire et sans l’ombre d’un risque, ni une once de péril pour décliner la gloire. Ils se retrouvent là, sur ce seuil improbable, et au moment, qui sait, d’aller faire le pas, voilà qu’ils découvrent, comme d’autres avec eux, d’autres du collectif, ces sombres personnages accroupis, affalés, tels des bornes vivantes un tantinet froissées, dans leurs habits de deuil enfilés en étendards.

Trois.

Trois qui ne rigolent pas.

Trois aux yeux blancs de trouille et de désespérance. Trois musclés bronzés sur le point, ou bien c’est déjà fait, à en juger par les fragrances qu’ils émettent, de chier dans leur froc. Trois sortes de mastards, minus ridicules, derrière les kalaches, pistolets en tous genres, calibres impressionnants, jusqu’à des lance-roquettes, pourquoi pas des U-boats, des tanks, des Mirages-6, 7, 8, 9, 10 ? qu’ils serrent sur leur cœur comme des jouets brisés, des poupées désuètes avec lesquelles ils ont visiblement passé l’âge de jouer, ou ne l’ont pas encore.

Trois loques humaines qui pour toute trace du ressort les animant et soutenant encore, ont gardé sous les larmes d’effroi une lueur haineuse égarée. Trois malheureux naufragés, là, serrés l’un contre l’autre comme des chiots tremblants abandonnés sous la pluie. Pardon les chiens. Devant la porte close du JARDIN D’ALLAH, fermés, donc, le JARDIN et la porte, pour cause de bricolages.

 

Une évidence tombe, comme la foudre éclatée, au cœur silencieux des touristes ébahis. Bon Dieu, nom d’une pipe, damned et foutremerde, sous les jurons la stupeur, ne seriez-vous pas, trois grands cons que vous êtes, ignares novices incultes, analphabètes, lamentables raclure, assassins pitoyables, ne seriez-vous donc pas les auteurs de nos meurtres ? les tireurs dans nos têtes ? les effaceurs de nos vies ? Ne seriez-vous pas, tubercules infâmes, brouillons d’humains sans couilles, infidèles parfaits, rebelles sans foi ni loi à votre conviction menteuse, ne seriez-vous pas, bon sang, mais c’est bien sûr, nos bourreaux mécréants ?

Un peu, oui, mon neveu.

Un peu que c’est bien nous. Un peu que c’est bien vous.

S’ensuit un brouhaha. Une sorte d’explosion, au ras de terre roulée, comme un pet magistral sur une toile cirée. Des relents de colère, des fuites de vengeance, des chaos et cahots, des velléités. Des coups de sang bien compréhensibles, qui n’étaient pas éteints, se gardaient en réserve. On pourrait presque dire : des fonds de tiroirs. À délivrer d’urgence pour n’en pas étouffer. Alors on se libère. On suggère de pendre les trois ignominieux par les couilles ou la langue ou les poils de l’anus, ou encore les oreilles, de les faire rôtir pour les donner aux chiens, aux porcs, qu’on relègue à défaut d’en avoir sous la main dans d’autres vestibules de l’imagination vengeresse, on suggère on propose, on fait preuve d’une incroyable fantaisie, d’humour c’est difficile, et pourtant on essaie. Et puis ça passe. Car il est vrai que tout lasse, a dit le poète fatigué. Il fallait que ce fût. C’est la vie, comme on dit, c’est du cours de l’humain. Mais l’humain… mais la vie…

 

Et là, bon an mal an, la vindicte libératrice devient effort, l’effort se poursuit, tressaute et rebondit, mais s’use et puis s’épuise et se regarde en face dans les yeux des cafards agenouillés, et se regarde en vain, en vain vainement, dans ces miroirs éteints.

Pour tenter une résistance à l’assaut, une défense quand même, une sorte de sursaut, une explication lancinante ânonnant des mots extirpés de la vase de sourates, ainsi qu’elles se signent, d’une confondante naïveté infantile, voilà qu’ils se donnent l’alibi du martyrologue, des ordres obéis lancés par quelques lâches prétendus serviteurs d’un prétendu prophète, voilà qu’ils décrivent la Jardin où ils sont attendus, en récompense de leurs bons et loyaux services, derrière cette porte là pour l’instant verrouillée. Ils disent, citant en tremblant : « Mais ceux qui auront craint leur Seigneur auront pour demeure des étages au Paradis au-dessus desquels d'autres étages sont construits et sous lesquels coulent les rivières. Telle est la promesse d'Allah ! Allah ne manque pas à Sa promesse. »

Et encore : « Ceux-là seront dans les jardins d'Eden où ils entreront, parés de bracelets en or ainsi que de perles ; et là, leurs vêtements seront de soie. Et ils diront : "Louange à Allah qui a écarté de nous l'affliction. Notre Seigneur est certes Pardonneur et Reconnaissant. C'est Lui qui nous a installés, de par Sa grâce, dans la Demeure de la stabilité, où nulle fatigue et nulle lassitude ne nous touchent." »

Et puis : « Chaque fois qu'ils seront gratifiés d'un fruit des jardins ils diront : "C'est bien là ce qui nous avait été servi auparavant…" »

Ils en mettent un rayon. N’ont pas la langue dans leur poche. Et ça risque d’être long. Juste un rien désolant, d’entendre de la sorte d’apparents grands garçons débiter ces fadaises avec conviction.

Ailleurs, cette scène-là provoquerait des drames. Des empoignades sans doute et des échauffourées. Des prises de becs, de gueules, de têtes et d’Ai Kwon Do, Aiki Ju Jutsu, Aikido, des couteaux, des Tokarev sortiraient des poches et des bottes, des bouteilles des zincs. Ça barderait aussi sec, entre ceux qui se sentiraient blasphémés parce que traités d’andouilles naïves et ceux qui se sentiraient blasphémés à l’écoute de telles inepties. Le blasphème est une denrée qui se mange chaud et froid. On l’échange à plus faim.

Mais ici, bof. Ici, non. Devant cet alignement de portes closes, non. Ici on dirait bien que le vent ne souffle plus d’une même manière. Que les enjeux en équilibre au-dessus du vide ne sont plus d’une même pesanteur.

Ici voilà qu’un ange passe. Il vient d’on ne sait où sur un vélo qui grince à chaque coup de pédale. Il va on ne sait où, on le suit du regard, il passe, c’est à cela qu’il sert, on entend s’éloigner son petit couinement.

Un des dessinateurs, on ne sait pas lequel, tire de sa besace (où l’a-t-il trouvée ? Il se l’est dessinée, en ces lieux c’est possible, ces lieux sont pages blanches) quelques bananes vertes qu’il distribuent à ses amis, ses amies, il était renommé pour ce genre-là. À ses amis et à ses compagnons. Les voilà épluchant et les voilà qui mâchent. Mastiquant et d’un œil, perplexe, dubitatif, considérant les pauvres gars sous leurs kalachnikovs, en panne de citations, hébétés, mous de la lippe, qui fixent droit devant eux un néant gris de cataracte…

— Allez, on n’est pas vaches, disent-ils sur un clin d’œil échangé en commun. On n’est pas des salauds. On va vous l’ouvrir votre porte. Vous allez pouvoir danser et vous tremper le cul dans vos belles rivières et vous rouler dans vos draps de soie avec vos vierges à la pelle jusqu’à la fin éternelle des temps. Les gars.

— Vous allez pouvoir manger des fruits ad vitam, ça va nourrir vos fantasmes inassouvis, psychanalyse la dame de la bande.

Et ils aident même les trois calamiteux à se relever, ils les prennent par le coude, les soulagent de leurs pétoires, un de la bande arrache le ruban des travaux en travers du passage, file un coup de tatane dans la porte mensongèrement fermée. Qui s’ouvre. Ils balancent les kalaches et le reste dans l’ouverture, ça ne loupe pas, les trois patibulaires s’élancent pour une récupération de haut vol, le premier glisse sur une des peaux de bananes, entraîne les autres et les voilà partis, les voilà qui franchissent le seuil dégagé, en vol plané, qui tombent cul en l’air dans le néant ouvert, béant comme ça n’en est pas permis, derrière le carton-pâte et l’isorel du décor dressé pour la cause.

On n’entend pas l’impact de la chute. Pas plus qu’on n’entendrait celui d’un yaourt vide au fond d’une poubelle. Il n’y a pas que les grandes douleurs qui soient muettes.

On ne s’en soucie pas.

Nos bonnes gens sont là, ils piétinent un peu, devant la porte ouverte sur le vide. Ils se grattent la tête. Ils sifflotent. On dirait qu’ils attendent que repasse l’ange cycliste.

 

Un jeune type du petit groupe qui avait pris position devant la porte « Cave des Patriarches Retour — > à la salle d’attente —> salle des pas perdus — > terre » se la grattait plus fortement que les autres, la tête.

Adra ta mateo, dit-il, ou quelque chose d’approchant. Tu crois que ça vaut la peine d’entrer ?

— Tu peux toujours, lui répondit le dessinateur à la banane et à l’allure de vieux grand gamin. Sinon, tu peux toujours aussi venir avec nous.

Il jeta sa dernière pelure, mâchouilla en riant sa dernière bouchée.

Ils s’en furent, mains dans les poches, vers le terrain vague TOUT ET RIEN.

— N’empêche, dit quelqu’un de la bande, je voudrais quand même bien savoir qui nous a collés dans cette foutue histoire.

— Quelqu’un qui en avait le pouvoir, mon petit gars, dit la fille qui faisait partie de la bande. Le seul. Comme ils sont des millions, à pouvoir être les seuls, parmi les hommes. Je suppose.

Ils étaient debout devant la planche-pancarte et les lettres au pochoir.

Un peu plus loin, à quelques pas, on hésitait, on se balançait d’un pied sur l’autre.

On entendit monter et s’approcher un couinement de pédalier.

 

Pierre Pelot


> Retrouvez d'autres textes de Pierre Pelot sur son site internet, La tanière. 

Aucun commentaire pour ce contenu.